Tout s'écoule, tout est en perpétuel mouvement
Copenhague, le 9 mai 2022
Nour Fog m'a donné rendez-vous à son atelier de la rue Nørre Søgade, en plein centre de Copenhague.
Nous nous sommes parlé en amont de cette rencontre, et je me réjouis à présent de rendre visite à l’artiste et de poursuivre nos échanges sur l’exposition qui lui sera consacrée à Paris et qui s’ouvrira dans exactement un an.
La pensée du philosophe grec Héraclite est exprimée en phrases courtes, en aphorismes. Un « format » qui m’intéresse au moment d’engager une conversation avec un.e artiste prêt.e à exposer ses œuvres : Quelles sont vos intentions ? Comment procédez-vous ? Quel sens donnez-vous à vos œuvres ? Quelle expérience offrez-vous aux spectateurs ?
Nour Fog m’accueille dans son atelier en sous-sol. Je suis immédiatement frappée par la sérénité et la générosité qui émanent d’iel. Les prototypes de sculptures en céramique s’alignent devant moi, tous plus magnifiques les uns que les autres, appelant leur public. Nous nous asseyons, et Nour sert le café dans des tasses de sa création. Par où commencer ?
C’est une histoire de liquide, d’eau. L’élément liquide est partout. Des bulles se forment dans l’élément liquide, la vie naît dans l'élément liquide. De nouvelles bulles illustrent la vie, l'élément liquide le plus magnifique, celui donnant la vie, neuf mois dans le liquide amniotique.
« Je pense en termes de bulles », explique Nour Fog. « L’argile est composée à 50 % d’eau et je travaille beaucoup sur des thèmes liés à l’eau. Par exemple, j’ai exposé dans une ancienne station d’épuration des eaux et réalisé une figure de proue de bateau ». La bulle n’est pas à mettre en lien direct avec le Covid : il ne s’agit pas d’une bulle Covid ou d’œuvres Covid, mais après la pandémie, les œuvres de Fog sont devenues plus personnelles, elles ont plus de cœur, selon les propres dires de l’artiste.
« Louise Bourgeois est pour moi une grande source d’inspiration », poursuit Nour. En effet. Ses créations s'inscrivent en droite ligne de l'œuvre de Louise Bourgeois, en particulier pour ce qui est de sa pratique sculpturale, des thématiques abordées et des réactions suscitées. Nour Fog s'y reconnaît. Ce « lien à la France » pourrait-il s’ouvrir et contribuer à construire le lien à la scène artistique française sur laquelle Nour s’apprête à entrer en mai 2023 ? Cette pensée concernant Paris nous traverse tous.tes les deux, précisément dans cette conjonction de Nour Fog et de Louise Bourgeois.
L'image de Paris intéresse Nour Fog, mais non l'image idéalisée de papier glacé. Il s'agit d'autre chose. Tout juste de retour de Paris, Nour travaille à synthétiser les impressions reçues de la capitale française. « L’exposition se déclinera en glaçures aux reflets métallisés, en argile noire, en câbles métalliques et en textiles transparents », déclare Nour. Aucune hésitation, malgré le perpétuel mouvement héraclitéen.
Héraclite (580 – 540 av. J.-C) cherchait à expliquer la cohésion interne du monde. Il aurait déclaré que « tout s’écoule ». Autrement dit, le monde est en constante évolution, en perpétuel mouvement, tout comme l’eau qui s’écoule où elle le veut en reliant le monde. C’est ainsi que l’ordre se fait.
L’eau. L’argile.
Le vase et l’eau
Copenhague, le 5 juillet 2022
Nous nous rencontrons de nouveau dans l’atelier de Nour, à Copenhague.
Le vent souffle très fort ce jour-là et il pleut au moment où je gare mon vélo devant les fenêtres de l’atelier.
À l’intérieur règnent le calme et la sérénité, et mon regard se pose sur une série de tableaux : « J’ai arrêté de peindre pendant dix ans mais le temps est venu pour moi de reprendre. J’ai peint toute ma vie. J’aime peindre, et à présent ma peinture est devenue plus abstraite. »
Nour Fog poursuit : « Je crois avoir trouvé un langage pictural qui s’accorde avec la sculpture. De nouvelles nuances se font jour, il faut oser bouger, se remettre en cause et aller à l’encontre de la répétition ». Les toiles, disposées à proximité de sculptures en argile posées ou suspendues, sont d’ores et déjà en dialogue avec celles-ci.
Mon attention est ensuite attirée vers différents vases d’argile en attente de cuisson. De formes diverses, ils semblent s’être soudain affaissés et sont comme dégonflés, à plat. Le vase comme symbole de la maternité est une image forte. Ces vases en argile se sont affaissés à la façon d’un placenta, perdant ainsi leur fonction. Le pot et le vase forment la céramique maternelle fonctionnelle dont les différents éléments se réfèrent au corps : le pied, la taille, le col...
Les références et le langage procèdent du corporel. L’eau donnant la vie coule de la poterie. Chez Nour Fog, l’argile est douce, ronde et chaleureuse. À la fois avant et après la cuisson.
Les sculptures d’argile sont posées, debout ou étendues, ou encore suspendues dans l’espace, et tel sera le cas à Paris aussi : « Ces sculptures constituent des enveloppes sur le sol, les pots ont des formes qui renvoient au corps. Les nombreuses et intenses couleurs des tableaux apportent douceur et tendresse à l’exposition. Lorsque j’associe la peinture à des tissus, l’exposition devient plus douce qu’initialement prévu. »
Nour Fog prévoit d’exposer une dizaine de toiles à Paris. Étoffes et peinture – ces matières pourraient-elles saisir la ville et ses significations ?
La matérialité renvoie à la philosophie grecque, selon laquelle les contraires coïncident et sont soumis à une loi. Ici encore, Héraclite et Louise Bourgeois viennent dialoguer avec Nour Fog. Entre étoffe et argile, toiles et son : là se trouve sans aucun doute cette loi que l’on recherche et qu’il faut trouver.
Cherche, et tu trouveras.
Bourgeois et Héraclite.
Le processus montre la voie
Copenhague, le 31 août 2022
Cette fois nous serons trois à l’atelier car Gitte Delcourt, qui a sélectionné Nour Fog pour une exposition, se trouve actuellement à Copenhague.
Gitte travaille à l’Ambassade du Danemark à Paris et nous avons la chance de pouvoir organiser une rencontre.
Nour a été très occupé.e par le salon Enter Art Fair de Copenhague ainsi que par une œuvre de grand format qui vient d’être inaugurée dans le lieu d’exposition Sydhavn Station.
En outre, Nour Fog a poursuivi sa partie de bras de fer avec ses toiles. « J’ai des difficultés à trouver un langage qui parle aux sculptures », dit l’artiste. « Les tableaux se trouvent dans un processus et je ne sais pas encore quel chemin cela va prendre ».
Le travail sur les glaçures de l’argile constitue également un processus, et celui-ci accapare Nour depuis un certain temps. Les glaçures ont fait l’objet de nombreux essais et Nour connaît parfaitement la technique. « Cela n’a rien de secret. C’est d’ailleurs un domaine dans lequel j’enseigne ». Nour mène beaucoup d’expérimentations sur la transparence et recherche encore plus de nuances pour ses glaçures. Les couleurs de l’argile jouent un rôle et contribuent à un processus chimique et artistique complexe.
Gitte et moi nous imprégnons de l’espace et des œuvres, et nous nous demandons quelles créations composeront l’exposition à Paris.
Après chacune de mes rencontres avec Nour Fog, j’écris un texte destiné à illustrer le processus dans lequel se trouve l’artiste dès qu’une nouvelle exposition se prépare.
Nous nous accordons sur l’idée qu’il serait intéressant pour le public de suivre l’artiste tout au long de son travail, avec ses échantillons d’argile, ses esquisses, ses textes et ses modèles, et que ces éléments feront partie de l’exposition proprement dite. Un espace distinct, « espace-processus », permettra de montrer l’évolution de l’œuvre, son devenir.
Nous réfléchissons à des titres, à ce que le titre de l’exposition doit accentuer. Le titre doit être personnel, venir du fond de Nour, être physique, charnel et tactile. S’impose ainsi la thématique de la bulle qui, telle une grille de lecture, transparaît dans l’ensemble de l’exposition.
L’étoffe utilisée dans l’exposition sera organique, transparente, rappellera des coraux, l’espace, des fonds sous-marins.
Les caisses de transport sont prêtes. Elles sont très belles, ces caisses qui emporteront les sculptures. L’exposition aura également une composante sonore, une technique vocale étendue. Des sons à la place des mots. Peut-être des sons en passe de former un langage propre ?
Pour Aristote, les processus naturels ne constituent pas des lois nécessaires, mais une croissance organique.
Chez Nour Fog le processus est également organique et naturel. Il montre la voie et relie.
Le premier souffle
Copenhague, le 8 décembre 2022
Un froid mordant s’est emparé de Copenhague, les lacs sont gelés, et je me rends à pied de la station de métro Nørreport à l’atelier de Nour.
J’ai hâte de revoir Nour. Les choses ont beaucoup évolué depuis la dernière fois. D’après nos échanges par e-mail, Nour a retravaillé ses idées en les ancrant dans un concept très fort lui-même issu du vécu personnel de l’artiste.
Son nouveau chef-d’œuvre est né : une impressionnante installation faite d’une série de bébés en argile reposant sur le sol dans différentes positions et nuances, couchés sur des coussins qui les surélèvent et les protègent un peu. Une référence à Louise Bourgeois. Il s’en dégage une image du commencement de la vie, de la fragilité de l’être humain et de sa force tout à la fois ; une image de la physionomie humaine qui n’a pas toujours une beauté conventionnelle.
Avec beaucoup d’honnêteté, Fog nous montre le nouveau-né ; l’être humain se forme et prend sa place dans la vie, son apparence extérieure s’affine et s’affirme au fil du temps. Mais pour l’instant c’est un nouveau-né. Dans cette installation on rencontre quelque chose d’à la fois familier et imposant. Avec beaucoup de sensualité et de matérialité, Nour Fog nous montre avec l’argile une forme d’élément premier de l’existence. Les philosophes grecs les plus anciens cherchaient la substance fondamentale dont tout était issu. De la même manière, Fog nous montre un parallèle de cette matière fondamentale constituée par l’enfant nouveau-né et son image.
Cette grande installation formant en quelque sorte un puzzle de corps humains qui luttent pour attirer l’attention du spectateur occupera plus de la moitié de l’espace d’exposition. On peut d’ores et déjà la voir, à raison, comme un chef-œuvre dont l’envergure et la signification formeront la synthèse caractérisant l’exposition.
Synthèse vient du grec sunthesis, qui signifie « réunion, composition ».
Nous poursuivons nos discussions sur l’agencement de l’exposition. Selon les plans provisoires, les sculptures suspendues (par des câbles) auront leur propre espace plongé dans la pénombre et disposant d’un éclairage spécial, et toute l’exposition dialoguera avec une création sonore de l’artiste Jirasol Pereira Ayala.
Nour a également travaillé à des supports destinés aux sculptures, vases, pots (également en argile) qui seront posés sur le sol. D’après les photos, ces supports surélèvent les œuvres et leur confèrent ainsi une toute nouvelle dimension. Leur puissance se trouve transposée dans des sphères plus hautes tout en leur donnant une nouvelle identité. La poterie est élevée et célébrée.
Le mode de présentation du processus animant l’exposition commence lui aussi à avoir son propre langage : ce sera sous la forme d’une vidéo sur Nour Fog et d’un livre oversize présentant des photos ainsi que des textes. Dans la complexité de cet immense puzzle que constitue une exposition présentant des œuvres nouvelles, chaque pièce trouve ainsi sa place.
En vérité il m’a semblé que toutes ces pièces avaient déjà dans une large mesure trouvé leur place lors de ma première rencontre avec Nour Fog. Dès le départ, l’exposition était nettement définie et ce qu’elle devait contenir apparaissait clairement. En tant que commissaire de l’exposition, je me suis donc laissé guider par l’artiste, qui m’a montré la direction. Que nous revenions au commencement de la vie et au premier souffle ne m’étonne guère. C’est ici que Nour Fog trouve véritablement du sens.
Conclusion ?
Copenhague, le 17 février 2023
Ce matin-là, Copenhague se montre sous un jour particulièrement gris et glacial.
Je rejoins Nour Fog à son atelier et nous reprenons le fil de nos échanges.
Nour nous sert un café dans de magnifiques tasses en céramique et nous faisons tranquillement le point : l’exposition a évolué, elle est tout naturellement arrivée à une maturité qui se manifeste dans les œuvres et dans la réflexion dont celles-ci sont issues.
Les Fragments d’Héraclite peuvent se lire comme de la poésie si l’on se place sous un tel angle. On peut se projeter de la même manière dans les thématiques abordées par Nour Fog. Héraclite – Nour Fog.
La résidence de Nour Fog aux ateliers nationaux Statens Værksteder de Copenhague a été fructueuse ; l’artiste a pu y expérimenter différentes techniques incluant la soudure et la couture, et y a bénéficié d’un grand atelier lumineux où tester son exposition.
Gitte, de l’Ambassade du Danemark à Paris, Hanne, de l’espace d’exposition Kunsthallen Augustiana, et moi-même avons toutes les trois rencontré Nour aux ateliers nationaux en janvier, et nous avons eu le plaisir d’y découvrir la plupart des nouvelles créations de Nour destinées à être exposées à Paris. Après Paris, toutes les œuvres de l’exposition seront présentées à Augustiana.
Dès le départ, Nour Fog a prêté une grande attention au choix des œuvres à exposer à Paris et a constamment gardé à l’esprit un planning parfaitement défini.
Parallèlement, l’artiste a continué de créer de nouvelles œuvres et ce processus n’a pas encore touché à sa fin. La thématique de l’exposition semble en effet sans cesse appeler de nouvelles créations dont la force est susceptible de bousculer la dimension universelle qui sous-tend l’exposition : la fragilité de l’être humain et la nécessité absolue d’aimer, d’être attentif et de prendre soin.
En vérité nous avons fait un détour par la philosophie grecque pour comprendre l’élément tout à fait fondamental de cette exposition.
Nour Fog souhaitait aborder des vécus très personnels, à savoir la naissance d’un enfant prématuré et les premiers temps de la vie où il devient chaque jour un peu plus vigoureux. Les œuvres présentées évoquent la vie dans toute sa fragilité et sa force, dans un dialogue avec l'univers sonore qui les accompagne, écrit et composé par Jirasol Pereira Ayala.
En tant que spectateurs, nous rencontrerons des thématiques aisément reconnaissables représentées de façon novatrice, ainsi qu’une création sonore amplifiant les impressions que les œuvres de Fog suscitent en nous.
Nour Fog dit soudain avoir apprécié se remettre au tour, se référant à son travail au tour de potier. Pour l’artiste, c’est peut-être comme revenir chez soi que de s’asseoir devant son tour et modeler l’argile pour s’exprimer, pour formuler précisément ce qui lui importe dans l’ici et maintenant.
À la manière d’un aphorisme, l’éternel devenir… « Tout s’écoule », selon Héraclite. Cela ne signifie pas que tout est instable, mais que le monde est en perpétuel mouvement, en perpétuelle évolution. Tout comme le nouveau-né se transforme continuellement pour devenir un être viable et parfaitement achevé.