Le Groenland fait partie du Royaume du Danemark mais dans les années 1930, son statut a fait l’objet d’un litige international, la Norvège remettant en cause la souveraineté du Danemark sur l’est du Groenland. Les cartes sont des outils politiques puissants, et le fait d’être la première et la seule nation à produire des cartes maritimes et terrestres détaillées et exactes des régions reculées du Groenland devait aider le Danemark à asseoir sa légitimité sur ce territoire.
C’est pourquoi la 7e expédition menée par Knud Rasmussen en 1932-1933 de Thulé vers le sud-est du Groenland avait pour objectif de procéder à la fois à des relevés cartographiques et à des études scientifiques. En 1933, un hydravion danois survola les côtes du sud-est du Groenland et permit de prendre des photographies aériennes obliques détaillées. Après leur utilisation à des fins cartographiques, les négatifs sur plaques de verre furent archivés – puis oubliés.
Près de 80 ans plus tard, ces plaques de verre furent redécouvertes dans les archives de l’Institut national danois chargé des levés topographiques et du cadastre. Elles avaient perdu leur utilité cartographique mais présentaient une valeur scientifique exceptionnelle pour la climatologie car elles offraient des vues rares des glaciers du Groenland, les images en haute résolution constituant des données scientifiques. Klaus Thymann et Project Pressure contribuèrent à analyser ces images historiques et à en déterminer les repères tridimensionnels précis, définis par la latitude, la longitude et l'altitude, à l'aide de données satellite, d'enregistrements de vols et de calculs de l'angle du soleil.
Thymann se lança alors dans une expédition pour faire de nouvelles photographies depuis les mêmes points de vue, en alignant son appareil photo sur les angles des prises de vue de 1933. L'angle exact de chaque prise de vue, estimant l'azimut de l'image, était calculé en amont. Une trajectoire de vol était élaborée de manière à ce que la position du soleil soit la plus favorable pour les photos aériennes. Embarqué à bord d’un hélicoptère et avec en main un tirage des photos historiques, Thymann approchait du point de vue sélectionné, demandait au pilote de ralentir puis, une fois atteint le point de prise de vue, de se mettre en vol stationnaire. Thymann ouvrait alors la porte coulissante et prenait minutieusement de nombreux clichés du paysage avec son appareil Hasselblad, créant ainsi les éléments d'une image composite de très haute résolution montrant toute l'étendue du paysage. Les photographies qui en résultent, tirées en formats mesurant jusqu'à trois mètres de large, produisent un dialogue visuel frappant entre passé et présent, fusionnant l'art, les sciences et l'histoire.
Le projet de Thymann est une véritable prouesse sur le plan de la précision photographique et logistique, ainsi qu’un puissant outil de communication pour les sciences du climat. Prises à près d'un siècle d'intervalle, ces photos mettent en évidence le recul des glaciers, dont l’ampleur doit nous alarmer. Le travail de Thymann fait le lien entre des documents historiques et les préoccupations actuelles concernant le climat, transformant des documents d’archives en un témoignage visuel urgent sur la rapidité du changement de notre planète.
Il est parfois difficile de se rendre compte de l’échelle, mais le front du glacier au-dessus de l’eau se situe à environ 70 mètres de hauteur. Dans les photos couleurs, le recul du glacier est évident du fait de la différence de tons des rochers au-dessus du niveau de l’eau, estimé à près de 200 mètres. La démarche de Thymann aboutit à un résultat éloquent : en appliquant des technologies actuelles à des connaissances et observations appartenant à l’histoire, son projet permet de saisir l’ampleur du changement anthropique de la cryosphère.
Ces images sont un appel à l’action et nous invitent, nous, spectateurs, à réfléchir aux changements dont nous sommes les témoins et à l’héritage que nous laisserons aux générations futures. Elles nous rappellent aussi l’extraordinaire beauté du Groenland. Cette expédition a pu voir le jour grâce à une subvention de l'ancienne souveraine danoise S.A.R. Margrethe II et au soutien de la Lighthouse Foundation.