Diana Baldon : Skin Carpet se présente avant tout comme un intérieur sculptural monumental prenant la forme de poumons humains démesurés. Vous associez les surfaces dominantes et colorées de cet espace à d’autres œuvres sculpturales dans un examen des profondeurs de nos corps – et en particulier de la respiration, humaine et non humaine, sans laquelle la vie ne peut exister sur la Terre. Vos œuvres portent une sorte de « vision haptique » cherchant à activer nos sens par la saisie de sons et d’images thermographiques. Par quoi ces idées sont-elles motivées ?
FOS : Le monde se constitue par la création de passerelles reliant un état à un autre, l’interne à l’externe, la réaction à l’action, et dans la plupart des cas cela se fait de façon fluide et harmonieuse, comme la respiration. En constante évolution, les choses fusionnent en un océan d’entre-deux continuels. Ces complexités insaisissables sont en nous et autour de nous. L’art est l’une des rares pratiques à travers lesquelles nous sommes à même de percevoir et négocier cet océan. Similaire à la religion, l’art n’est pas quelque chose que nous faisons entrer de l’extérieur, les deux font partie intégrante de l’ADN humain à la manière dont les membres se développent sur un fœtus (la soupe primordiale) et se tendent pour saisir le monde. L’art en est une expression, un outil qui interroge et accomplit ces entre-deux. Cette logique nous a permis de transformer les perspectives subjectives en une pensée abstraite. Dès le départ, dans les grottes préhistoriques, les œuvres d’art ont marqué une distinction d’avec « l’autre ». Depuis lors nous n’avons cessé de diviser le monde pour « le piger ». Nous avons à présent atteint une époque où certains éléments doivent revenir vers une réconciliation des différences, revenir vers toutes les différentes composantes de cette planète qui respire… de nouveau.
Alors je crois que ce qui a motivé cette exposition, c’est ce mouvement de création de passerelles.
DB : À quoi renvoie le jeu de mots du titre, Skin Carpet ?
FOS : Le titre renvoie à l’élasticité du corps humain et de tous les espaces architecturaux, comme une sorte de bras qui pousse et se développe à partir de la soupe primordiale pour tenir un croissant. En fin de compte, les œuvres rejouent l’action d’une inspiration, laquelle ne cesse jamais. Elles produisent un mouvement perpétuel d’expansion au sein d’une texture souple ressemblant à un tissu organique. L’inspiration continue ne cesse de distendre et pénétrer d’autres organes, les os et la peau, le gonflement se propageant d’une chambre interne vers l’extérieur, à un espace intérieur plus vaste. Une sorte de chambre de métabolisation devenant un genre d’architecture souple où ces deux espaces ne font qu’un.
DB : Les toiles teintées, charnelles, peuvent être perçues comme une figure de style visuelle qui indiquerait que nous sommes sur le point de pénétrer sur une scène évoquant une illusion quant à la manière dont nous ressentons normalement les espaces enveloppants, nous amenant à nous sentir en contact mutuel. Le mot italien « contatto » peut aussi se lire « con-tatto », c’est-à-dire avec le toucher. Sous cet angle, votre exposition visualise un processus intérieur s’insinuant de la surface jusqu’aux profondeurs de nos sens. Seriez-vous d’accord ?
FOS : Oui.
DB : Votre pratique artistique se caractérise par une démarche à plusieurs niveaux reliant et produisant des œuvres d’art. Comme souvent précédemment, ce processus se manifeste aussi dans Skin Carpet. Comment la signification particulière portée par chaque œuvre fait-elle le lien avec toutes les autres ?
FOS : D’un côté, c’est le signe d’une certaine agitation, mais indépendament de la méthode, ma curiosité d’une manière générale me porte à relier les genres, à circonscrire les champs d’exploration et les idées afin de repérer un noyau reliant toutes mes différentes œuvres. Par exemple, les œuvres présentées à mon exposition personnelle Palimpsest, en 2018, à la Nils Stærk Gallery de Copenhague, étaient en lien avec des œuvres exposées en 2019 à Hands Smoothed By Coin, au SCAD Museum of Art de Savannah, aux États-Unis.
Ces deux manifestations portaient sur la manière dont les matières traversent les genres – de même que dans Skin Carpet un espace nous traverse. J’ai récemment rendu visite à mon frère, chez qui j’ai retrouvé une de mes vieilles peintures intitulée The surface is history, the line the story. Quelqu’un pourrait trouver cet ancien titre pertinent – pour quelqu’un de tourmenté, il est acceptable que soit remarquée une certaine forme de cohérence.
DB : Les ombres jouent un rôle essentiel dans vos œuvres les plus récentes. Ce motif constituait également un point de départ pour l’exposition à la Maison du Danemark. Que cherchez-vous dans ce qui, pour l’essentiel, découle de la lumière sans laquelle le voile des traces n’existerait pas ? En déplaçant notre attention sur elles, essayez-vous d’éclairer l’invisible ?
FOS : Nous nous regardons dans des matières qui nous renvoient notre reflet. Mais que voyons-nous lorsqu’un miroir cache son reflet ? Ce jeu d’ombres au sein de l’exposition évoque notre monde numérique et ce qu’il représente pour moi. Nous constatons tous que des parties de notre quotidien disparaissent derrière des algorithmes et des couches de QR-codes, et que sous ces microdessins en noir et blanc, loin de notre monde physique, se cachent l’infrastructure, les passerelles reliant transactions, conversations et systèmes entourant les productions. Tout comme un voyageur se fond dans les ombres d’une ruelle en reculant d’un pas. Les messages les plus intimes disparaissent avec lui, et à travers cet univers numérique de trous noirs, de météorites et d’étoiles aux compositions singulières faites d’attentes et de réalisations, tout est hors d’atteinte car il n’y a pas d’air. Pour reparaître ensuite avec un message disant « dors bien ». Les matières sont des piles et autres éléments visibles en verre, mais ici la forme complète est cachée, ne se révélant que comme ombre ; quel est donc le genre représenté ?