C’est un chapelet de dix-huit îles de taille moyenne perdues au milieu de l’océan Atlantique, fouettées par le vent et la pluie. Presque à mille milles de toute terre habitée, dirait Saint-Exupéry. Copenhague, capitale du royaume de Danemark, dont les îles Féroé font partie, est à plus de mille kilomètres. A moins de la moitié, l’Islande et la côte nord de l’Ecosse tendent leurs bras, quasiment équidistantes. Tout le reste, ou presque, est si lointain. De ce bout du monde aux confins de la Scandinavie, qui oblige à changer de paramètres, le regard sur le reste de la planète - ni sur la vie - n’est plus le même.
Il fallait autrefois être un viking ou un pêcheur intrépides pour affronter les flots houleux, et tenir tête à cette terre inhospitalière. Ou bien le compagnon de Barbara, un prêtre parti à la rame remplir son devoir sur l’île de Mykines où vivaient quelques familles à peine. En pleine tempête, il est resté bloqué là-bas. Au retour, sa femme, esprit libre, ne l’avait pas attendue. Ces côtes aux abruptes falaises de sombre basalte, ces landes dénudées, ces petites montagnes rocheuses souvent cachées par un brouillard tenace se prêtent aux légendes et aux mystères. L’île la plus proche est parfois déjà un autre monde. Longtemps, s’y rendre était presque une aventure. Tout l’automne et tout l’hiver l’eau ruisselle au flanc des montagnes en myriades de torrents qui dévalent jusqu’à la mer où elles plongent en cascades. Dans une offrande sans fin.
Il est des îles plus paradisiaques. Les îles Féroé n’ont rien du Tahiti de Gauguin, avec ses Vahinés alanguies, ses chauds lagons et ses arbres exotiques. Si la neige et la glace ne s’attardent guère en hiver, les étés sont éphémères et frais. Et pourtant, un peuple y vit et s’y plaît, malgré les sirènes de la civilisation et des métropoles. Premier miracle. Aujourd’hui, on y vient de loin pour arpenter ses landes toujours vertes, admirer le vol des oiseaux, le spectacle du ciel changeant, marcher des heures dans le vent sans voir âme qui vive à part des moutons. Se confronter à une nature rude et grandiose, intacte, à ce monde premier qui force au silence et à la méditation. Alors le visiteur repu des grandes cités et des foules ne peut qu’être troublé et touché par cette Arcadie du Nord insoupçonnée.
« C’est dans les régions sauvages et désertes que je trouve quelque chose de plus cher et de plus familier que dans les rues ou les villes. Dans la ligne lointaine de l’horizon, l’homme contemple quelque chose d’aussi beau que sa propre nature », écrit Ralph Waldo Emerson en 1836 dans Nature. D’une certaine façon, c’est ce paysage insulaire peu banal et leur propre rapport intime à la nature qu’interrogent de face ou de biais les artistes réunis dans l’exposition Un éclat de Soleil. Car la scène artistique des îles Féroé, malgré ses 56 000 habitants éparpillés, est une réalité tangible. La capitale, Tórshavn, abrite ainsi un petit écosystème culturel avec des ateliers d’artistes, un important atelier de gravure, Steinprent, un musée national des beaux-arts, depuis plus récemment un centre culturel nordique, et une banque qui constitue de longue date une vaste collection des artistes locaux, qui reçoivent aussi un soutien très actif des habitants. Second miracle des Féroé. Très loin du Danemark, auquel elles sont reliées par un fil invisible mais toujours présent, ces îles autonomes parlent le Danois mais surtout le Féroïen, un dérivé du vieux Norrois et de l’Islandais, qui renforce assurément le sentiment d’appartenance des habitants à leur propre monde, puisque même les Danois ne peuvent les comprendre.
En peinture aussi, les artistes féroïens ont-ils leur propre langage ? Ils ont en tout cas un même paysage physique en tête, celui d’une île sauvage, même quand ils sont partis ailleurs par la suite. « Un paysage est le fond du tableau de la vie humaine. », observe Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, justement l’auteur de Paul et Virginie, une fable du XVIIIe siècle sur deux adolescents qui grandissent sur une île préservée du monde. Les îles Féroé ne sont pas Skagen, cette colonie d’artistes venus à la pointe du Danemark y peindre la lumière changeante et la mer vers 1900 et la transformer en « lieu » de l’histoire de l’art. Ingálvur av Reyni, Zacharias Heinesen, Hansina Iversen et Rannvá Kunoy – par ordre de générations – viennent eux-mêmes des Féroé, ces îles par définition fermées, encerclées d’eau, et ouvertes sur l’infini. Au XVIe siècle, Thomas More avait d’ailleurs choisi une île comme cadre de son Utopia, ce monde impossible à trouver. Mais justement, de Kirkjubøur et son ancienne église blanche à la chaux qui dialogue au bord de l’eau directement avec les éléments, à la moderne Tórshavn, les Féroé ont des airs d’utopie. Où les artistes contribuent à l’identité, dessinant les timbres ou décorant les façades du parlement comme Hansina Iversen.
Un-demi-siècle plus tôt encore, tout aurait encore été compliqué, et la culture n’aurait sans doute pas eu une telle place vitale. Mais maintenant des tunnels sous-marins relient les îles, et les vols sont réguliers avec les pays nordiques et même plus loin. Périphérie géographique certes, mais plus artistique. Figure tutélaire des Féroé qui a ouvert la voie à la modernité, Ingálvur av Reyni, disparu en 2005, a séjourné plusieurs fois à Paris dès les années 1950. Aujourd’hui octogénaire, Zacharias Heinesen est diplômé de l’école des beaux-arts de Reykjavik, en Islande, et de l’académie des beaux-arts de Copenhague. Les deux cadettes, Hansina Iversen et Rannvá Kunoy, sont celles qui ont sans doute le parcours le plus international. La première a accompli à la fin des années 1980 des études aux beaux-arts de Reykjavik, puis la décennie suivante à l’académie des beaux-arts d’Helsinki, en Finlande. Elle a longuement vécu et travaillé dans la capitale danoise, Copenhague. Puis elle est revenue vivre à Tórshavn, comme on revient à Ithaque. La plus jeune, Rannvá Kunoy, née dans les années 1970, a quant à elle fait ses études au Royal College of Arts de Londres, où elle s’est installée, et fait partie des artistes en vue repérés et défendus par la Saatchy Gallery. Aussi l’appartenance de ces artistes est-elle aujourd’hui multiple, ouverte sur le Danemark où ils sont souvent représentés dans les grands musées, en contact avec les autres pays nordiques, cette grande famille historique et culturelle, et au-delà. Mais leurs racines sont bel et bien aux Féroé.
« En hiver, on est comme dans une grotte et on a envie de dormir. On est dans le noir, perdus au milieu de l’Atlantique. Alors qu’à Copenhague, c’est éclairé partout à la lumière électrique », confie Hansina Iversen. Les ténèbres et la lumière : un dialogue, une lutte presque spirituelle. « Les Féroé, c’est précisément le lieu où l’on peut tout faire. La pénombre est la meilleure façon de distinguer la lumière », précise Kinna Poulsen, commissaire de l’exposition, origine elle aussi de là-bas. Mais c’est la lumière et le soleil, le printemps et l’été qu’elle a choisi de célébrer à travers les œuvres présentées à la Maison du Danemark, où chaque artiste semble passer le relais au suivant. Un thème éminemment scandinave. Les Incas et les Chinois vénéraient le soleil. Les Scandinaves aussi, à travers des rituels comme la Sainte Lucie en décembre célébrant le coucher du soleil plus tardif, et la veille de la Saint Jean en juin, le jour le plus long. Alors, imaginez sur une île synonyme d’isolement absolu, quand il faut attendre le retour du soleil comme la femme du marin autrefois le retour de son mari pêcheur parti en mer. La « lumière du Nord » si unique, si magique, est devenue un topos largement abordé ces dernières décennies par les musées en France et à Paris, en particulier à travers la féconde période autour de 1900. Mais ici, l’exposition embrasse la modernité et donc change de curseur temporel et de focale.
Longtemps prisonnière de la tradition, mais aussi freinée par la priorité accordée aux travaux pratiques liées à la subsistance, l’activité picturale ne remonte vraiment aux Féroé qu’à une centaine d’années. Sámal Joensen-Mikines (1908-1979) avait ouvert la voie et modernisé son traitement du paysage qu’il peignait sans relâche. Tout comme Van Gogh avait éclairci sa palette lors de sa découverte de Paris et des impressionnistes, Ingálvur av Reyni, lui, a fait évoluer au contact de Paris ses somptueux camaïeux de gris vers une palette plus lumineuse et aussi plus expressionniste. Zacharias Heinesen franchit une étape supplémentaire sur le chemin de l’abstraction. A l’aide d’aplats de peinture juxtaposés, il livre sa vision de ces mêmes paysages, laissant le soleil percer par-dessus les toits verts - les toits des maisons sont traditionnellement couverts d’herbe aux Féroé -, les roches et l’eau couleur ardoise, dans une très belle composition, ou éclater un bleu sublime. Il y a là une parenté évidente avec Nicolas de Staël dans son glissement hors de la figuration mais aussi dans la technique picturale.
Peut-on totalement échapper à ce somptueux paysage visité et revisité par tant d’artistes ? Les rapports avec lui des deux artistes femmes de l’exposition sont parfois plus ambigus. Hansina Iversen affirme s’être détachée du paysage. Marquée par un séjour à New York et par l’expressionnisme abstrait américain, elle peint à l’huile sans esquisses préparatoires, directement sur la toile, de grands coups de brosse. Jouant sur les couches multiples pour créer des effets de transparence, son travail évoque les recherches d’un Mark Rothko. « J’ai voulu réunir sur la toile les variations de la lumière à tous les moments de la journée », confie-t-elle. Dans cette ode au soleil, les couleurs chaudes du jaune et du rouge dominent. « Chacun sait que le jaune, l’orange et le rouge donnent et représentent des idées de joie », disait Delacroix. Par son usage très puissant de la couleur, sa peinture gagne une dimension spirituelle. « La couleur est la touche, l’œil le marteau et l’âme l’instrument aux cordes innombrables », écrit Kandinsky dans Du spirituel dans l’art¹. Rannvá Kunoy évoque quant à elle Dan Flavin pour son travail sur la lumière ou Lucio Fontana pour ses recherches sur la spatialité. Les échos des paysages féroïens se révèlent plus intériorisés. D’un trait graphique, elle travaille sur le mouvement, saturant la surface de dessins avec un lyrisme abstrait, laissant la couleur, tel un monochrome, jouer un grand rôle dans la diffusion de la lumière, ce fil conducteur de l’émancipation artistique des Féroïens. Restait à ce que pour la première fois la lumière et le soleil si précieux des iles Féroé parviennent jusqu’à Paris en plein cœur de l’hiver. C’est chose faite grâce à cette exposition.
¹ Du spirituel dans l’art, Wassily Kandinsky, Éditions de Beaune, 1954