Le nouvel atelier de Hansina Iversen est installé dans une ancienne usine située dans la marina de Tórshavn, au centre de la ville, et servant à présent de maison de la culture moderne. L’usine Østrøm abrite notamment Steinprent, grand atelier graphique des Féroé et galerie d’art, ainsi qu’une boutique de design et un studio de musique dans lequel Eivør et Teitur, entre autres, ont enregistré. La vue qu’offre l’atelier de Hansina sur le port, le clocher de l’église et les vieux quartiers de Tórshavn est magnifique, mais Hansina ne s’y sent pas encore entièrement chez elle ; ses nombreux livres restés dans son autre atelier lui manquent peut-être, et peut-être est-ce autre chose qui lui manque. La musique est néanmoins toujours là et en cet après-midi où je lui rends visite, les enceintes diffusent de merveilleux morceaux de piano, sans doute Beethoven, une belle exposition s’annonce et nous parlons d’un peu de tout et de Paris. Au mur se déploient deux grandes peintures destinées à être exposées au Bicolore. Leurs couleurs sont éclatantes et je commence par interroger Hansina sur les titres.
Kinna Pouslen : Bien que, sur un plan formel, tes peintures n’aient pas de titre, on trouve une forme d’intitulé commun à tes œuvres récentes. Je sais que tu as travaillé sur ce titre un certain temps et qu’il a également servi de nom à ta dernière exposition : To Interrupt The Line. Peux-tu nous donner quelques explications et nous parler de la manière dont tu travailles ?
Hansina Iversen : Chaque tableau pris isolément n’a pas de titre. Le plus souvent, je travaille à plusieurs toiles en même temps sur une durée plus ou moins longue. Ensuite, lorsqu’elles sont achevées et que je dois en sélectionner pour une exposition, je leur donne un intitulé global, une sorte de grand titre qui donne ainsi son titre à l’exposition et renvoie à une sorte de cohérence entre les œuvres. Le titre To Interrupt The Line était destiné à une série de toiles peintes cette année, parmi lesquelles certaines seront présentées à l’exposition Un éclat de soleil. Je travaille de façon très méticuleuse, à la fois maîtrisée et spontanée. Les toiles comportent plusieurs couches, et chaque couche est sèche avant l’application de la suivante. Ainsi, bien que je peigne à l’huile, les couleurs se superposent sans se mélanger, le mélange de couleurs et les formes se superposent en formant de nouvelles couleurs et de nouvelles formes. Après l’application de plusieurs couches, on distingue encore les couches inférieures – il y a des lignes discontinues et pourtant on sent une ligne se poursuivre quelque part sous la surface. De cette manière j’espère obtenir un mouvement dans la toile, une profondeur. Il reste toujours des ouvertures dans la toile, laissant la toute première couche à nu.
KP : Que penses-tu de l’idée d’une exposition groupée à Paris, avec trois de tes collègues féroïen.ne.s ? Que penses-tu du choix des œuvres et du mélange entre le figuratif et l’abstrait ? Cette exposition peut-elle être représentative de la peinture des Féroé ?
HI : Je pense que oui. Le simple fait que nous venons tous les quatre des Féroé implique que, par nos œuvres, nous représentons l’art pictural féroïen. Celui-ci est même largement représenté, allant du milieu du siècle dernier jusqu’à ce jour, du fait de notre appartenance à plusieurs générations. La présence à la fois d’art abstrait et figuratif n’a pas pour effet de creuser un fossé entre nous. L’intérêt réside davantage dans ce qui nous relie : à mon sens les couleurs, la lumière et l’atmosphère de nos toiles.
KP : Au premier abord, les études complémentaires d’Ingálvur av Reyni sur l’angle de la lumière dans des toiles des années quarante et cinquante sont en effet assez éloignées de tes aplats de couleurs pures et de tes touches de pinceau, mais je pense qu’on sentira une cohérence en les voyant exposées ensemble. Du moins je l’espère. D’un point de vue de l’histoire de l’art, il existe un lien entre toi et Ingálvur av Reyni car vous avez tous deux été une sorte de pionniers de l’art abstrait dans les îles Féroé.
HI : Les peintures d’Ingálvur m’ont toujours fascinée. Ses œuvres abstraites aux touches très expressives confinant parfois à un geste explosif nous parlent d’un artiste passionné souhaitant exprimer quelque chose qui a du sens. Dans le film Svartur sannleiki, on voit Ingálv peindre dans son atelier, et c’est comme s’il entretenait un dialogue très animé avec ses toiles, tout le processus étant très intense et chargé de sens. Son œuvre a beaucoup influé sur l’art féroïen. Il en va de même des paysages de Zacharias Heinesen. Il a inventé une méthode consistant à dissoudre le paysage dans la surface picturale en petits points rectangulaires, de sorte que le motif semble scintiller, précisément comme la nature dans les Féroé juste après la pluie, lorsque les rayons du soleil transpercent soudain les nuages. Une lumière éblouissante se réfléchit alors sur les surfaces humides vibrant au vent.
KP : Une définition assez étroite de l’art féroïen s’est imposée, en particulier dans les expositions à l’étranger car celles-ci ont privilégié la peinture de paysage. Cela a contribué à enfermer l’art des Féroé dans une case précise et ne nous a guère été bénéfique. En tant qu’artiste féroïenne non figurative, j’imagine que tu as toi aussi été confrontée à des préjugés, que ce soit aux Féroé ou à l’extérieur ?
HI : Je crois que dans mon enfance, je m’intéressais déjà plus à la manière dont un tableau était peint qu’à son motif. Lorsque je me suis rendu compte que je voulais étudier les beaux-arts, je me souviens que je ne voulais pas le faire au Danemark car je voulais fuir l’idée bien arrêtée de ce qu’est un habitant des Féroé et de ce à quoi l’art féroïen ressemble. Je ne m’intéressais pas aux paysages. Je me souviens que lorsque j’étais enfant, je demandais à ma mère de faire des traits sur une feuille de papier, totalement au hasard, et je coloriais des formes pour en faire toute une composition. Ces petits dessins rappelaient un peu les toiles de Robert Delaunay des années trente. Je m’amusais beaucoup à faire ces compositions, et le plus passionnant était que je n’avais pas moi-même choisi comment l’image commençait, mais j’arrivais à une composition de couleurs par-dessus une ligne prédéfinie. C’est un peu ce que je continue à faire, sauf que ce n’est pas ma mère qui trace les lignes au départ : je suis devenue plus autonome. Mais je préfère ne pas savoir ce que je vais faire. C’est le processus qui décide ce qui advient à l’issue de chacune des couches sur lesquelles je m’appuie jusqu’à obtenir un ensemble, un tout.
KP : Le titre de l’exposition fait référence à un poème de Thomas Kingo, Comme l’éclat du soleil au point du jour, car je vois des parallèles entre une partie de l’art contemporain et le baroque pour ce qui est de leur représentation des contrastes et de l’éphémère de l’existence, lesquels s’expriment dans cette ligne que dessine le rayon de soleil perçant les ténèbres. À mes yeux, par exemple, tes toiles et celles de Rannvá Kunoy éclatent de couleurs et de beauté, au point de pouvoir être vues comme des memento mori baroques où l’on ressent, dans l’apothéose de la splendeur, la mort et les ténèbres qui s’ensuivent. Au premier regard tes peintures sont non figuratives mais beaucoup de gens y associent et y voient tout un tas de choses très sensuelles, et je trouve intéressant que ces tableaux paraissent tout à la fois tournés vers un but déterminé et totalement abstraits et ouverts.
HI : Hmmmm… c’est que je voudrais tout y mettre, tout le plaisir de la vie et toute la vérité, rien de moins que ça, mais on peut essayer. Cela tient à la force des couleurs; elles nous influencent. Et si les formes sont initialement censées ne pas être reconnaissables, nous nous efforçons toujours d’y reconnaître quelque chose, nous les spectateurs. Cela nous rassure. C’est pourquoi mes toiles n’ont pas de titre. Le spectateur est lui-même en mesure de trouver son propre titre, de donner son propre sens au tableau. Il faut être présent, y compris physiquement et non simplement par la pensée ou le cerveau. C’est peut-être là qu’intervient le baroque, dans la nécessité de composer avec la vie terrestre ou les limites de la vie physique. Il devient alors d’autant plus important de trouver un sens plus grand et plus beau au temps limité de notre passage sur Terre.
Le temps a filé, la lumière est bleue. Le crépuscule enveloppe Tórshavn, notre entretien dans l’atelier s’est fait plus silencieux. Au loin on entend sonner les cloches des églises, qui nous ramènent au réel et nous rappellent qu’il est temps de nous quitter. Il faut revenir en ville et s’occuper des nourritures terrestres.