Un Jeu de scandales
Hans-Christian Dany et Valérie Knoll
Paris, 1963. Une lettre arrive à la rédaction de l’Internationale situationniste. Le fabriquant de cartes postales Louis Bouffier y reproche à la rédaction d'avoir reproduit sans autorisation l'un de ses motifs. La photographie montrait le mur d’un bâtiment sur lequel était inscrit le slogan : Ne travaillez jamais. L’éditeur de la revue, Guy Debord, répondit par retour de courrier : « J’ai écrit les mots : Ne travaillez jamais sur le mur de l’immeuble rue de Seine et doit donc en être considéré comme l’auteur ». Pour lui, l’affaire était close.
Ce ne serait pas la dernière fois que le doute planerait sur la paternité intellectuelle de Debord. Plus tard, le bruit courut que le graffiti venait d’un vers d’Arthur Rimbaud : Jamais je ne travaillerai. De fait, Debord préférait réarranger les mots des autres plutôt que d’inventer des phrases de sa propre invention. Il jouait avec ce qui existait déjà, se l’appropriait et le réinterprétait. Les jeux étaient d’ailleurs son grand plaisir car ne rien faire reléguait au loin la notion de travail.
En théorie, un jeu est défini comme un espace limité dans le temps et l’espace, et dans lequel les joueurs suivent des règles établies. Grâce aux règles, il se crée dans le jeu un monde à l’intérieur du monde. Cette réalité parallèle permet de voir les faits avec désinvolture et, par le biais de ce reflet, de devenir autre pour un temps. Cette liberté temporaire est rendue possible par le fait que les joueurs ont tous conscience que la réalité du jeu, dans laquelle ils sont en train d’évoluer, va bientôt disparaître. On se lance à corps perdu dans le changement, car il s'agit d'une révolution à durée déterminée. La partie se termine et une autre commence. C'est notamment en raison de cette finitude que le jeu ouvre un espace où la maîtrise de soi est momentanément suspendue. Debord a identifié un potentiel énorme dans la perte de contrôle que procure le jeu. De plus, il ne se contentait pas de jouer à des jeux qui existaient déjà, il a également inventé des règles qui permettaient de jouer à de nouveaux jeux.
Dès le milieu des années 50, Debord inventa le Jeu de la guerre, un jeu de société qui traduisait en miniature les rapports militaires de terrain, de forces et de vitesse. Contrairement à d’autres jeux de stratégie, le but du Jeu de la guerre ne consistait pas à envahir les territoires voisins ou à mettre le roi de l’adversaire échec et mat. Au Jeu de la guerre, il s’agit uniquement d’anéantir l’ennemi. Le jeu était la maquette d’une hostilité inévitable et formulait la destruction, seule solution viable selon Debord, de ce qu’il appelait la société du spectacle. Dans ce jeu de plateau, ou entraînement à la prochaine insurrection, le moyen le plus efficace de remporter la partie était de couper les lignes de communication par lesquelles l'adversaire dirigeait ses forces. Si un joueur parvenait à couper les communications du camp adverse, c’était généralement le début de la fin pour l’armée dont les communications étaient coupées. Un général qui ne peut plus communiquer avec une partie de ses soldats perd le contrôle de sa force de frappe et est réduit à l’impuissance. Et les soldats qui ne reçoivent plus d’ordres cessent d’obéir et plus généralement de se battre.
Son bambin militant, ce jeu rectangulaire de 25 cases sur 20, occuperait Debord pendant un demi-siècle. En 1965, dix ans à peine après en avoir eu l’idée, il déposa une demande de brevet pour le jeu auprès de l’Office des brevets de Paris. Douze années s'écoulèrent encore avant que Debord ne fonde en 1977, avec le producteur Gérard Lebovici, une société qui conçut une édition de luxe du Jeu de la guerre en cuivre argenté, mesurant 45,4 x 36,5 cm, en quatre exemplaires. L’un de ces exemplaires devait être l'accessoire central du film In girum imus nocte et consumimur igni (Nous tournoyons dans la nuit, et nous voilà consumés par le feu) de 1978. En apparaissant dans le film, le jeu prit encore plus d’importance dans la vision de Debord du monde futur. Il devint un outil dont l’objet était de promouvoir la révolution. Il cessa par là même d’être un jeu, puisque la définition du jeu est d’être sans objet.
Selon un proverbe allemand, qui a des visions devrait consulter le médecin. Mais les calembours contiennent souvent un élément de vérité. Quoi qu’il en soit, les visions ont un prix : si l’avenir devient une image fixe et arrêtée, le regard sur la réalité se rétrécit. Il n’est donc pas rare que les visions entraînent à des crispations.
Pendant trois ans, Debord se consacra au montage de son film en noir et blanc au lieu de jouer. Ce devait être sa dernière grande tentative de dépassement de l’art. En effet, un monde qui aurait dépassé l’art faisait également partie de sa vision. Le fidèle Lebovici, toujours prêt à financer les escapades de Debord, loua le Studio Cujas, un petit cinéma du Quartier Latin, afin d'y projeter exclusivement le film pendant six mois. Debord faisait la narration en voix-off. Au début, il se contentait d'évoquer de façon monotone les symptômes de la décadence, mais il ne tarda pas à insulter le public, le traitant de foule ignare qui ne pouvait espérer la moindre concession. Une fois lancé, il finissait par s’écrier : « Recommençons tout ! »
Il devint évident au Studio Cujas que l’entêtement de Debord grandissait avec les années. Il n’était plus si agile et s’acharnait sur son objectif. Prisonnier de cette boucle répétitive, il devenait de plus en plus prévisible et n'était plus l’homme qui déroutait. Comme joueur, il semblait désormais totalement perdu, et comme révolutionnaire, il ne réalisait pas grand-chose. Cependant, sa manière obsessionnelle de se répéter en boucle en impressionnait plus d'un. Ils étaient nombreux à être contents de reconnaître quelque chose.
Outre cette répétition continue, une partie de la légende de Debord dérivait du scandale comme moyen de faire la révolution sociale. Le jeu se mit à servir la révolution. Le point de départ de quasiment tous les scandales est une pierre d'achoppement. Quelqu'un trébuche dessus, la chute crée un grand bouleversement et sème le trouble. La plupart des scandales sont racontés comme s’ils étaient simplement arrivés. Quelqu’un fait quelque chose de choquant, le public s’indigne et le conflit éclate. Or, quasiment tous les scandales peuvent aussi être vus comme une mise en scène. Debord se voyait comme le scénariste de telles séquences et en pratiquait la dramaturgie dans le Jeu de la guerre.
Il alla même plus loin en concevant le jeu de société comme une sorte de terrain de manœuvres où tous les mécontents du bistrot pouvaient s'entraîner à prendre le pouvoir pour le détruire. Pour que les camarades puissent s’entraîner à de telles incursions grâce à ce dispositif, Debord lança en 1987 une version bon marché du Jeu de la guerre en bois et en carton. L'édition populaire incluait un livret commentant une partie entre lui-même et son épouse, Alice Becker-Ho. Chaque coup de l’armée du nord contre l’armée du sud était commenté en détail. En transposant leur relation dans une situation de combat, le livret reflétait une forme d’amour qui naissait du défi constant, une intimité par la confrontation.
Dans le Jeu de la guerre, la prise de contact, l’intrusion dans le système de communication de l’ennemi étaient à l’origine un exercice abstrait de détournement. Ce détournement de la communication de l’adversaire était l’une des stratégies centrales de l’Internationale Situationniste dans sa lutte contre la société du spectacle. Un signe est découplé de sa signification réelle, il est détaché de la ligne de communication à laquelle il est destiné. D’un point de vue militaire, la liaison entre le général et ses soldats est coupée quand un ordre est réinterprété. L’ordre détourné ne correspond plus à ce qu’il devait signifier et entraîne d'autres actions chez le ou les récepteurs.
Le scandale représente une forme plus complexe de détournement. Cette discipline, dans lequel l’Internationale situationniste excellait, servait à déclencher une crise dans les valeurs sociales en introduisant une pierre d’achoppement. Pour rendre le scandale possible, la ligne de communication par laquelle se négocie les valeurs d’une société doit être occupée. Si l’on réussit à pénétrer ce moyen de communication, qui est également la scène des différents intervenants, le scandale peut se construire sous forme de scénario. Comme au théâtre, il y a une troupe : les acteurs de la pierre d’achoppement, les accusateurs et les indignés. Au début, il est parfois difficile de voir de quel côté sont certains participants. D’autres flottent comme des drapeaux au gré du vent. L’efficacité du scandale mis en scène dépend du moment de l’attaque ou de l’incident. Comme dans la mode, ce qui scandalise doit trouver un écho dans l’air du temps pour créer un appel d'air d'indignation.
Le scandale se déroule quasiment comme un drame antique. Cependant, on peut également le voir comme un « théâtre de guerre » (Clausewitz), dans lequel la société du spectacle et son arme, le spectacle théâtralisé, sont happés dans un tourbillon qui libère les conflits.
Dans le premier acte, on présente les acteurs. Les contours du scandale commencent à se dessiner sur scène. La situation est encore confuse. Des soupçons infiltrent les lignes de communication des différentes parties. On se dispute les rumeurs, vecteurs d'information. Les déclarations sur la pierre d'achoppement et sur son incarnation évoluent dans la mêlée. À l’instar d’un fusil, elles peuvent être dirigées contre l'un ou l'autre camp. Les rumeurs deviennent de plus en plus choquantes ou invraisemblables, quasiment comme dans le jeu du téléphone arabe. Mais on ne sait pas encore si un scandale va éclater, quelle sera son ampleur ni qui aura finalement tiré le mistigri. Le chœur, qui sert de caisse de résonance à l'indignation suscitée par la pierre d'achoppement, semble encore irrésolu.
Au deuxième acte, c’est l’escalade. Les soupçons se précisent, principalement à cause de la perte d’information. Les processus complexes sont réduits à leur plus simple expression. Le doigt est pointé de plus en plus clairement dans une direction. Le chœur, sa foi en les valeurs de l'ordre établi brisée, doit décider de supporter la confusion. Son chant va crescendo, son objectif se précise. Ce qui enfle, c'est aussi l’intérêt croissant du public dans l’affaire. Or, il reste encore à savoir qui prendra le contrôle des lignes de communication et pourra imposer sa vision des choses.
Dans le troisième acte, l'état d'urgence est décidé. Il se produit un événement clé au cours duquel au moins une personne va buter sur la pierre de scandale. La personne ou le groupe accusé de comportement scandaleux est démasqué, avoue, démissionne ou se suicide.
Une instance reconnue comme autorité par la majorité rend un jugement que rejoint le chœur des indignés. Le tollé sert à rassurer les indignés sur leur système de valeurs et à lutter contre tout ce qui pourrait menacer leur propre système. Pour stabiliser une communauté, l'indignation est nécessaire jusqu'à un certain point, mais elle peut facilement basculer dans un durcissement, devenir une carapace rigide et imperméable.
De la perspective abstraite du Jeu de la guerre, la communication est désormais aux mains du camp vainqueur. On ne sait toujours pas qui remportera le conflit, s’il se passera effectivement quelque chose qui changera le rapport de force.
Au quatrième acte, le chœur de l'indignation va à nouveau crescendo. C'est à ce moment-là que sont tranchées les questions : l'indignation a-t-elle uniquement servi à confirmer les valeurs familières et à stabiliser les conditions préexistantes ? la perturbation a-t-elle entraîné une rupture de l'ordre établi qui ne peut plus être réparée et qui oblige le système à se transformer ?
Rare est le scandale efficace, qui fait plus que renouveler l'équilibre moral. Souvent, il s’agit simplement d’un changement de masque de caractère.
Ce qui suit au cinquième acte est le happy end de l’ordre ancien. Les lignes de communication reprennent comme auparavant et sont même plus stables qu’avant la perturbation. Si, à l'époque de Debord, le scandale en tant qu'outil politique représentait encore une promesse de changement de l'ordre des choses, cela semble aujourd'hui plus discutable, dans une décennie gouvernée par des crises à répétition. Comment un scandale peut-il être efficace lorsque le scandale est un bruit de fond permanent ? De plus, ce que l'on appelait autrefois le scandale ressemble de plus en plus à du disruption management (management disruptif). Cette technique de contrôle issue de l'économie est désormais utilisée dans les domaines les plus divers. En fonction du contexte, une perturbation est générée, elle conduit à une sorte de thérapie de choc pour un ordre des choses épuisé.
Le but de l'exercice est que le scénario proche du naufrage, à la suite de l'impact qui a éveillé les résistances sur le terrain, se remette d’aplomb et à fonctionner. Un exemple : un parti politique semble lessivé. On engage un manager disruptif qui met en scène un scandale. Une partie de la vieille garde doit se retirer. Le parti fait une cure de jouvence. La vieille garde, considérée comme partie négligeable, renaît de ses cendres tel un phénix, mais incarne toujours les mêmes valeurs qu'avant la débâcle.
Aujourd’hui, le scandale n’est qu’une des nombreuses stratégies de la boîte à outils pour gouverner par les crises – comme l’est un état d’urgence qui redonne un coup de fouet ou le nettoyage d’un segment malade d’une organisation – et a remplacé ce qu’on appelait « la politique ».
Mais alors, quel intérêt le scandale comme instrument de pouvoir peut-il encore présenter ?
Le scandale est digne d'attention pour la simple raison qu'il donne un aperçu des dynamiques de gouvernement du moment. Cependant, le scandale présenterait probablement un intérêt si, au lieu de l'utiliser comme un outil ciblé, on le considérait à nouveau comme un jeu dont il ne faut pas attendre grand-chose. Un scandale sans objet, sans prétention à changer le monde ni intention de révéler quoi que ce soit (révélations visant le plus souvent à stabiliser les rapports de force grâce à une pseudo-épuration) pourrait simplement raviver le jeu de l'art en introduisant des possibilités aléatoires, au lieu de répéter des éléments bien connus ponctués d’accusations d’immoralité.
Il ne s’agit pas là de critiquer les efforts déployés en vue d’un monde plus juste, mais y parvenir par des scandales signifie nécessairement que ces scandales sont inintéressants sur le plan artistique, puisque l'indignation se construit sur la répétition d’éléments connus. Le chœur sait exactement de quoi il doit s'indigner. Il n'y a pas grand-chose à en retirer d’un point de vue artistique, puisqu'on est face non pas à un processus à fin ouverte mais à une dynamique qui détient déjà toutes les réponses. Il est possible que, sur le plan politique, en connaître l’issue soit à propos, afin de matérialiser une réalité optimisée. Mais un art qui connaît déjà la réponse et qui se dirige uniquement vers le connu et les paramètres connus est mort et enterré.
Or, l'art n’a-t-il pas été vaincu il y a longtemps ?
Non, Debord a échoué, notamment à cause de son projet farfelu de former une armée d'artistes qu'il enverrait se battre contre l'art. Même ses soldat·e·s les plus valeureux·ses ont tôt ou tard succombé à la tentation du pinceau.
Malgré la défaite, certaines idées de cette petite secte parisienne resteront extrêmement populaires pendant des décennies. Il existe encore aujourd'hui une alliance bizarre de politiciens régionaux de gauche, de sociologues, de militants identitaires, de tenants de l’industrie créative ou de technologues de la blockchain qui tentent, sous différentes formes, d'introduire l'art dans la vie quotidienne afin de créer un monde meilleur. Cette multitude a en commun le projet de transformer l'art en une ligne de communication qui serait une intervention sensée dans la réalité. Au lieu de trouver des formes vaines et sans but, il s’agirait de construire des espaces de vie optimisés grâce aux moyens qu’offre l'art. La ligne de communication autrefois anticapitaliste des Situationnistes a ainsi été presque entièrement occupée et réinterprétée par le capitalisme et sa création de valeur.
Il ne s'agit nullement de regretter avec nostalgie la perte d'anciens concepts, mais de voir ce que l'on peut faire aujourd'hui avec les débris du passé. Le lancement d’un scandale ciblé, qui consiste à garantir les valeurs établies, comme cela fut pratiqué récemment par la Cancel-Culture – bruit ambiant de scandale – ressemble aujourd’hui à du simple conservatisme. Les éléments connus sur le bien et le mal sont conservés dans une boucle continue qui répète ce qui est connu. Cela flatte le narcissisme de ceux qui recherchent une confirmation de leur vision du monde. Mais ces scandales ne modifient que les surfaces, tandis que l'ordre intérieur est préservé, voire optimisé. De plus, les processus de discrédit des individus font souvent partie d'une concurrence globale, dans laquelle différents groupes sont dressés les uns contre les autres dans des rapports de dépendance.
Du point de vue de l'art, il semble plus intéressant de considérer à nouveau le scandale comme un jeu sans but, c'est-à-dire de pousser des pierres non pas en spéculant sur leurs mouvements, mais en se laissant surprendre par ce qui va se passer. De telles tentatives, qui s'apparentent au lancer de dé à l’issue aléatoire, semblent plus prometteuses en raison de leur fin ouverte. Elles s'éloignent de la tendance actuelle à contrôler tous les processus de la vie et ouvrent à la place un jeu de rapport de forces impossible à ignorer. Il s’agirait de scandales qui viseraient le contraire de l'objectif des Situationnistes : dépasser l'art.