Pouvez-vous me parler de votre parcours scientifique et de vos sujets de
recherche ?
Mon travail porte sur la manière dont l’espace physique influe sur les interactions sociales
des poissons. Actuellement, j’étudie les poissons d’un massif corallien en Jamaïque, plus
particulièrement deux espèces de poisson-demoiselle. J’ai conçu mes questions autour de
l’idée de structure et c’est là qu’intervient SUPERFLEX, dont les idées en matière
d’architecture m’ont aidée à mettre au point mes expériences récentes.
J’ai entendu dire que vous meniez une expérience dans laquelle vous avez créé une
réalité virtuelle pour les poissons. J’ai donc pensé qu’il serait intéressant de
commencer par l’idée de ce que les poissons perçoivent et par leur point de vue.
Pourriez-vous nous parler de cette expérience ?
En fait, ce n’est pas comme la Réalité Virtuelle destinée aux humains car on ne donne pas
aux poissons de petites lunettes de RV. Ils se trouvent en réalité dans un grand bocal à
poissons et, avec l’aide d’ingénieurs et de programmeurs, nous avons projeté un
environnement en 2D qui semble tridimensionnel pour les poissons. Si vous regardez le
bocal du dehors, tout semble déformé parce que vous n’avez pas la même perspective
que les poissons.
Comment savez-vous que les poissons en ont une vision en 3D ?
C’est une illusion : les choses y sont conçues de manière à ce que, avec un certain point
de vue, elles semblent tridimensionnelles. Mais en effet, comment savoir si les poissons
les perçoivent vraiment comme quelque chose de réel ? J’ai donc projeté un poisson
virtuel ressemblant à ceux présents dans le bocal, et je l’ai fait nager en formant des
cercles. Je lui ai donné des mouvements de la queue très typiques qui le font glisser dans
l’eau. Je voulais voir si les poissons réels le suivraient.
Mais il est impossible de savoir si les poissons suivent simplement parce que quelque
chose bouge. Personnellement, je ne peux pas affirmer que le poisson prend la projection
pour un vrai poisson.
Avez-vous tiré des conclusions de cette expérience ? Ou la question de ce que le
poisson perçoit est-elle restée sans réponse ?
J’ai observé des schémas de mouvements montrant que le poisson perçoit quelque chose
et se rend compte qu’il nage à côté de quelque chose. Cette constatation se fonde sur le
fait que j’ai fait varier la vitesse et les trajectoires du poisson virtuel. Mais honnêtement,
j’aurais pu aussi projeter une sphère et obtenir le même résultat.
Il en va de même des êtres humains. Lorsque vous vous trouvez dans un environnement
virtuel, vous avez bien entendu le stimulus visuel mais il vous manque beaucoup d’autres
choses, comme ce qui relève du sens olfactif. Les odeurs sont très importantes, de même
que les sons. Je travaille sur les larves de poissons parce que chez elles, la ligne latérale
(qui est un organe sensoriel permettant de percevoir les vibrations) n’est pas développée.
Dans l’eau, lorsqu’ils se déplacent en bancs, par exemple, les poissons sentent les autres
poissons grâce à leur ligne latérale, par laquelle ils perçoivent les mouvements de l’eau.
C’est un mystère pour nous, les humains. Comment imaginer se promener à pied avec un
ou une amie et percevoir ses mouvements ? C’est un sens que nous ne possédons pas.
Nous avons donc travaillé sur des larves de poissons, qui sont si petites que pour elles,
nager dans l’eau revient quasiment à la même chose que de nager dans le miel.
L’expérience du lien social va beaucoup plus loin que le simple indice visuel. D’autres
animaux ont d’autres sens que nous ou voient avec un spectre de couleurs différent. Ils
ont donc une perception complètement différente de la nôtre. Au motif que nous pensons
être visuels, nous pensons que les poissons le sont aussi.
Nous reviendrons plus tard sur le point de vue et la perception. Pouvez-vous me
parler un peu du projet sur lequel vous travaillez en lien avec le studio
SUPERFLEX ?
Ce projet explore le lien entre l’architecture et le comportement social. Nous travaillons
avec des biologistes ainsi qu’avec des artistes.
Il était logique de travailler sur les demoiselles car ces poissons s’installent en groupe sur
une structure et ne quittent plus jamais cette structure. Ils vivent dans trois ou quatre
mètres carrés, voire moins. Voilà leur monde. Cela facilite la science. Je peux installer des
caméras et pister les poissons dans un espace en 3D car je veux savoir où ils se trouvent
et avec qui ils interagissent, et à quel moment. Je dispose donc d’un groupe vivant sur une
structure, et je souhaite comprendre si certains aspects de cette structure attirent vraiment
les demoiselles et comment ces aspects influent sur leur comportement social. Leur
groupe est toujours organisé selon un système hiérarchique, avec toujours un mâle
dominant. En observant la structure pendant un certain temps, je cherche à déterminer,
par exemple, si le mâle dominant occupe toujours un certain espace.
Ensuite, je me demande quelles sont les structures que les poissons apprécient.
Actuellement j’étudie les poissons vivant dans leur habitat sur une structure naturelle,
laquelle est malheureusement un récif corallien très abîmé. Celui-ci a énormément blanchi
à de nombreuses reprises. Il y a beaucoup de coraux morts et la question se pose ainsi :
si je donne aux poissons différentes structures, lesquelles vont-ils préférer ? Et comment
les différentes structures vont-elles modifier les dynamiques sociales du groupe ?
Combien de structures différentes utilisez-vous ?
En ce moment, j’en utilise cinq, y compris les deux structures de SUPERFLEX. Il y a déjà
deux structures créées par SUPERFLEX sur le récif. L’une est beaucoup plus complexe
que l’autre, mais elles comportent le même nombre de blocs. Ce sont les deux structures
artificielles, sinon j’ai des coraux vivants, des coraux morts et des restes de coraux
détruits, qui sont les trois structures naturelles sur lesquelles les demoiselles vivent dans
leur environnement sauvage.
D’après ce que j’ai compris, votre approche fait intervenir beaucoup de mappage de
données. Comment procédez-vous pour analyser ou comprendre ces
informations ?
Sur le terrain, j’ai construit un petit réseau de caméras qui me permet de pister les
poissons et de suivre leurs trajectoires en 3D. Par conséquent j’ai un modèle 3D de
l’espace dans lequel les poissons vivent. Je peux donc en quelque sorte mettre les
trajectoires en correspondance avec les informations que je collecte. Lorsque je suis sous
l’eau, je note leur comportement, j’enregistre toutes leurs interactions sociales dans un
petit carnet. Je regarde la manière dont ils interagissent entre eux et je repère qui interagit
avec qui. Je m’intéresse à trois couches de réseau différentes : l’une est le réseau social,
l’autre le réseau physique (à quel endroit les poissons se trouvent-ils dans leurs
territoires), et la troisième est le réseau de la structure, à savoir les points d’entrée et de
sortie et ce genre de choses.
Pensez-vous que ces expériences vont fournir des informations sur la manière dont
les êtres humains pourraient construire sous l’eau afin que cela bénéficie aux
poissons qui vivent là ?
L’idée de SUPERFLEX était de construire des structures dans lesquelles les humains
peuvent vivre à présent et dans lesquelles les poissons pourront vivre plus tard, une fois
que tout aura été submergé en raison du changement climatique. C’est une bonne idée.
Mais à court terme, il faut cartographier l’espace pour voir ce que les poissons apprécient
ainsi que pour étudier les possibilités de structure. Il est également très précieux de savoir
que si nous immergeons certains types de structures en ciment, par exemple, les poissons
préféreront cela, ou leur taux de survie sera meilleur. Ce genre d’informations est très utile
pour les mesures de sauvegarde.
Il y a des questions très basiques : les poissons préfèrent-ils le béton blanc ou le béton
sombre ? Bien entendu, à un certain moment les deux seront couverts d’algues, mais
qu’est-ce qui attire les poissons vers un récif ? Le blanc devrait normalement faire penser
aux coraux blanchis, n’est-ce pas ? De nombreux travaux montrent que les coraux
blanchis n’attirent pas les poissons, ce qui n’est sans doute pas imputable seulement à la
couleur, mais aussi au fait que ces coraux sentent mauvais, d’une certaine manière.
Cela nous ramène à la question de la perception. Que vous ont enseigné vos
recherches sur d’autres conceptions de la réalité ou sur des conceptions de la
réalité que d’autres espèces sont susceptibles d’avoir ?
Comme je vous l’ai dit, les poissons perçoivent le monde d’une manière très différente de
la nôtre, manière que nous ne comprendrons jamais. Mais en les étudiant, vous apprenez
à mieux connaître d’autres animaux. Prenez, par exemple, ce mythe selon lequel la
mémoire des poissons rouges serait limitée à sept secondes : c’est rigoureusement
inexact, mais les gens le croient et pensent que les poissons rouges sont stupides. Or, les
poissons rouges ont réussi à survivre pendant des millions d’années. À l’évidence, ils ne
peuvent pas être si stupides que cela. Ils sont plus anciens que l’humanité.
L’idée de coexistence consiste en partie à appréhender cette altérité, cette part que nous
ne comprendrons jamais. Je ne comprendrai jamais la manière dont ces poissons
perçoivent leur environnement. Mais j’ai fait l’expérience très exceptionnelle d’observer les
mêmes poissons, encore et encore, et ces poissons me reconnaissent à présent lorsque
je suis près d’eux. J’ai l’impression de commencer à établir une relation avec ces
poissons. Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’ils en pensent. La seule chose que je
sache, c’est qu’ils ne pensent pas que je vais les manger.
L’idée est d’accepter que nous ne puissions pas tout comprendre parfaitement. En
étudiant les poissons et en tentant de comprendre certains aspects de leur vie, j’ai
toutefois le sentiment de pouvoir entamer une sorte de dialogue avec eux, une relation,
bien que, à l’évidence, j’ignore s’ils ont le même sentiment. Tout le monde parle de
coexistence et de cohabitation inter-espèces, alors il est important de comprendre que
nous devons entreprendre ce genre de relations avec les animaux : il faudra beaucoup de
changements dans nos têtes.
Pensez-vous que les poissons contiennent des multitudes ?
Oui. La vie n’est pas binaire. Par exemple, les demoiselles vivent selon une hiérarchie
sociale. Ils préfèrent vivre au sein d’un groupe social, mais ce groupe se maintient via les
agressions. Les interactions sont donc parfois antagonistes. Ces poissons pourraient juste
s’éloigner d’un mètre ou deux pour ne plus voir les autres poissons, mais veulent quand
même être en groupe. De cette manière, ils sont comme les êtres humains. Nous faisons
des choses susceptibles d’être contradictoires.
C’est pourquoi les comportements sont si intéressants. Ils sont imprévisibles. S’ils
n’avaient aucune profondeur, nous n’aurions pas besoin de les observer. Mais rien ne va
de soi et on ne peut jamais dire si telle ou telle chose est à leur avantage ou non. Il en va
ainsi de tous les comportements en général : celui des humains, des poissons et des
autres animaux. C’est d’ailleurs ce qui fait de l’écologie comportementale un domaine très
complexe, car nous étudions le comportement et constatons une multitude de
comportements différents. À mon sens, c’est très complexe, que l’on étudie le
comportement humain ou le comportement des poissons, des araignées, etc.
Les animaux sont complexes, leurs interactions sont complexes. Ils vivent dans un
espace, ont conscience les uns des autres, reconnaissent leur voisin, et à l’évidence ils
ont des relations complexes. Ils connaissent leur place au sein de la hiérarchie mais
remettent parfois cette hiérarchie en cause. L’instauration d’une hiérarchie sociale est un
processus très complexe. Nous, les humains, avons longtemps pensé que nous étions
très malins et que nous seuls, et quelques autres animaux très intelligents comme les
primates, pouvions vraiment conserver des hiérarchies. Pourtant même les poissons
savent le faire. Les poissons ont ces multitudes, ils sont complexes. Leur expérience de
leur monde est digne d’intérêt.
Cette interview sera publiée dans un livre spécialement conçu pour l’exposition.
Un livre illustré par des images qui mettront en avant les œuvres de SUPERFLEX ainsi que des
conversations avec des scientifiques, des historiens de l'art et une IA.