Mette Winckelmann interviewée par Jérôme Sans (2020)

Avril 12, 2021
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Jérôme Sans : Comment décririez-vous votre travail ?

Mette Winckelmann : Mon travail est souple, flexible et ouvert. Dans ma pratique, je m’efforce sans cesse d’étirer les formats et les catégories. Pour commencer, j’essaie presque toujours de me plonger dans une matière ou un médium particulier afin d’en éprouver les propriétés et tous les possibles. Je tente d’aller au-delà des attentes et des limites liées à cette matière particulière et à ses utilisations traditionnelles afin qu’elle puisse révéler de nouvelles significations.

JS : Tous ces formats et ces catégories que vous évoquez s’entrecroisent avec la géométrie dans votre pratique. Pourquoi s’agit-il d’un élément récurrent au sein de votre œuvre?

MW : L’exploration de la géométrie et des mathématiques me passionne. Ces systèmes reflètent à mon sens les structures de la société. J’aime emprunter des éléments de ces systèmes pour les faire entrer dans quelque chose de plus ouvert, de plus organique et de plus humain. Cette démarche peut également induire une part de doute, de questionnement, voire mener à la déconstruction du système lui-même. En 2013, j’ai créé une sculpture en extérieur intitulée Belief and Superstition pour le Viborg Kunsthal selon ces principes géométriques. Cette œuvre est une mosaïque de carreaux de béton en cinq nuances de gris qui rappelle les carreaux des courtepointes et des couvertures en patchwork, composées d’innombrables petits carrés de tissu symétriques formant ce qu’on appelle des « blocs ». J’ai appliqué les mesures et les règles du procédé traditionnel de patchwork, fondé sur la symétrie et les mathématiques, tout en m’affranchissant d’une répétition systématique.

JS : Recourir au patchwork, cela revêt un sens particulier…

MW : En effet, traditionnellement, lorsqu’elles se réunissaient pour faire du patchwork, les femmes formaient une communauté d’échanges où étaient partagés aussi bien des savoir-faire techniques que des tissus. Elles échangeaient des morceaux d’étoffe pour créer toutes sortes de motifs variés. En ce sens, la réalisation d’une couverture en patchwork est par essence un processus collectif. Elle consiste à rassembler de petits éléments formant un tout. Les intersections entre les blocs, les points où ces derniers se rejoignent pour produire une asymétrie, sont pour moi liées à ce moment où le projet ouvre le champ à de nouvelles perspectives et au changement. Ces espaces forment également le point de départ de l’exposition qui m’est consacrée à la Maison du Danemark. Je m’efforce de créer, dans l’espace, des passages d’une œuvre ou d’une matière à une autre afin de donner l’impression qu’elles sont reliées entre elles. J’ai produit une série de drapeaux qui flotteront et démarqueront l’espace tout en créant, un rythme distinct et une perspective nouvelle sur les œuvres existantes présentées au sol. Les drapeaux sont tous fondés sur une grille contenant un motif intégrant lui-même des éléments visuels issus d’autres œuvres. Les drapeaux sont ainsi des manifestations de l’inclusion et de la négociation à travers la répétition.

JS : Plusieurs de vos œuvres sont composées de drapeaux. Que représente pour vous le drapeau en tant qu’objet et symbole ?

MW : Les drapeaux sont souvent constitués de formes de couleur minimalistes clairement définies, ce qui les rend facilement identifiables à distance et par conséquent efficaces comme symboles identitaires. Ils donnent ainsi lieu à des sentiments d’unité et de division. En hissant un drapeau, un groupe de personnes peut déclarer : « Nous sommes reliés ensemble par ce drapeau », et ce faisant, exclure automatiquement toute chose ou toute personne considérée comme différente ou extérieur. Un drapeau est un signe, une affirmation visuelle claire et un puissant outil de communication. En même temps, les règles, les idées et les traditions liées aux drapeaux ne demandent qu’à être remises en question et perturbées par le processus artistique. Pour l’exposition à la Maison du Danemark, je crée des drapeaux de la liberté qui sont tous dans un état de transition et répètent des motifs qui deviendront quelque chose de nouveau.

JS : Vos peintures sont fondées sur des associations systématiques, des formes et des couleurs imitant ou mettant en œuvre des structures et des techniques visuelles issues des traditions artisanales de diverses cultures. Comment vous est venue l’idée d’employer la grille comme système de composition ? Le quadrillage ou la grille sont souvent la métaphore de la structure et des règles de la société, tandis que vous l’utilisez pour les malmener, les remettre en cause, voire les annuler…

MW : En effet, la grille me sert avant tout de point de départ pour me diriger dans le monde. Elle m’aide à déterminer l’échelle d’un espace et ma propre position par rapport aux objets et aux sujets que j’explore. Lorsque j’initie une nouvelle œuvre, il m’importe de savoir où elle commence et où elle s’arrête. Autrement dit, de trouver ses limites. Je débute toujours une œuvre en divisant la surface en moitiés, en tiers et en quarts. Je procède de la même manière lorsque je réalise des fresques murales commandées pour un bâtiment précis, une couverture de livre, une peinture ou un dessin, ou encore des œuvres pour un espace d’exposition. Je me saisis immédiatement de ma règle pour diviser l’espace ; ce n’est qu’après cette étape que j’ai mes repères et que je peux envisager de réfléchir dans l’espace et avec celui-ci. J’adhère à mes propres règles. Selon moi, les systèmes sous-tendent également des questionnements liés au sentiment d’appartenance, au désir de s’insérer dans une structure donnée et de s’y sentir en sécurité, d’avoir sa place dans l’ordre des choses. C’est une question profondément existentielle. En même temps, je reconnais que les règles, les structures et les normes excluent souvent la diversité et découragent les écarts et la transformation. C’est pourquoi il est important pour moi de mettre en mouvement cette grille et d’en repousser sans cesse les limites.

JS : La grille que vous utilisez souvent doit-elle former un système parfaitement régulier ou est-elle susceptible d’être remise en cause par le hasard, une irrégularité ou une erreur?

MW : Je m’efforce toujours de concevoir une grille exacte, un plan garantissant une certaine précision. En même temps, je m’attends à chaque fois à ce que ce système que je mets en place présente des défaillances ou s’écarte du plan prévu. Je considère ces incidents de parcours comme des correctifs, les corollaires inévitables de tout plan ou processus rigoureux. J’accueille la perte de contrôle et de cadres bien définis comme un privilège, comme une situation découlant de l’impossibilité de satisfaire aux attentes d’un système donné. Ce type de perte de maîtrise sur une œuvre est fécond puisqu’il peut potentiellement m’apprendre quelque chose que je n’aurais envisagé, comme dans Showpiece (2018), une œuvre qui se compose de huit reliefs en tissu. Chaque pièce est à l’image d’un vêtement de prêt-à-porter que j’ai acheté et que je me suis efforcée de reproduire fidèlement. Cependant la réalisation, à la machine à coudre, de chaque élément en calicot, une matière très solide et assez raide, est un processus lent, et les variations sont inévitables dès lors que la main humaine intervient.

JS : Pour quelles raisons la géométrie et les systèmes mathématiques sont liés dans votre travail au corps humain et à ses mesures?

MW : La géométrie est ancrée dans le corps humain. Elle renvoie à la symétrie, aux mesures, à l’équilibre, à la taille, à l’échelle. La géométrie et les mathématiques sont liées au besoin de caractériser, de définir et de comprendre le rapport de l’individu face au collectif, ainsi que les distances qui les séparent. La géométrie est une manière de définir la société et ce qui se trouve hors de notre corps. En même temps, elle fait référence à l’intérieur du corps. Toutes les mesures concrètes associées à celui-ci, comme le nombre de doigts de la main ou de dents d’une mâchoire comprennent des irrégularités confirmant qu’il s’agit d’une matière organique et vivante, toujours en évolution.

Par ailleurs, j’ai également beaucoup travaillé sur les diagrammes. Ce sont des outils procurant une vision plus large et permettant de situer notre existence par rapport à l’univers. Récemment, dans le cadre de la commande d’une œuvre monumentale in situ dans une zone résidentielle, j’ai créé divers éléments visuels circulaires ayant aussi une vocation fonctionnelle pour les résidents, tels qu’une aire pour s’asseoir et un terrain de football. Chacun de ces éléments est inspiré par des diagrammes circulaires anciens et nouveaux qui, d’une certaine manière, renvoient à l’ordre de l’univers. J’en ai éliminé certaines composantes comme les chiffres et les lettres, puis j’ai transformé ces diagrammes initiaux en des visuels abstraits auxquels j’ai donné différents aspects matériels à l’aide de silicates et d’éléments issus de la terre tels que des carreaux d’argile ou des pierres, certaines trouvées sur place. Ainsi nos sens peuvent-ils faire l’expérience de ces diagrammes de façons nouvelles. Les vingt et un éléments circulaires sculpturaux qui en résultent forment un lien visible que l’on découvre à mesure que l’on se déplace à travers l’ensemble du site.

JS : Vous avez dit être intéressée par les zones «grises», les espaces «intermédiaires». Vous travaillez également sur les interstices où toute négociation est possible. Pourquoi les espaces intermédiaires ou interstitiels sont-ils si importants pour vous?

MW : Les zones grises se positionnent à mon sens entre les oppositions binaires et les extrêmes. Toutes sortes de variations peuvent en surgir. En termes de couleurs, par exemple, il est plus facile de passer d’une couleur à l’autre sur une échelle de gris que de passer du noir au blanc. L’espace intermédiaire crée une ouverture ce qui est en cours de changement et d’évolution.

JS : Quel rôle la couleur joue-t-elle dans votre travail, en particulier le rouge, le blanc et le noir ? Le rouge est souvent un signe d’interdiction. Il rappelle l’histoire des révolutions, par exemple. Est-ce une manière d’aborder l’autre visage de la société et du monde ?

MW : La couleur est un sujet sur lequel je suis intarissable ! Dans la série Come Undone (2016), par exemple, mon point de départ était le rouge, le noir et le blanc comme couleurs pures. La première peinture est exclusivement noire. Dans la suivante, j’ai ajouté du blanc. Dans la troisième, du rouge. À mesure que je continuais cette série, j’ai commencé à mélanger ces trois couleurs. Au fur et à mesure, s’observe le passage de couleurs nettement contrastées vers des couleurs nuancées et qui entrent dans un rapport différent dès lors qu’elles ne sont plus en opposition binaire ou en contraste.

Au fil des années, j’ai effectué de nombreuses recherches sur l’histoire des couleurs pour essayer de comprendre l’évolution de la perception individuelle et collective de ces dernières au cours de l’histoire. Les couleurs sont des signes que nous « lisons » avec nos sens, d’une manière très différente du processus que nous employons pour déchiffrer les mots que nous entendons ou lisons. Pourtant les couleurs et les mots sont étroitement liés. Les textes anciens du monde entier, des sagas islandaises aux écritures anciennes chinoises en passant par la Bible et les récits d’Homère, pour n’en citer que quelques-uns, montrent (selon les spécialistes) que les premières couleurs à avoir été nommées et reconnues en tant que telles sont le blanc et le noir selon Lazarus Geiger. Les couleurs qui ont ensuite été définies étaient le rouge, le jaune, le vert et, bien plus tard, le bleu. J’ai toujours été fascinée par le fait que le bleu est inexistant dans les œuvres d’Homère ; la mer y est décrite comme étant rouge sombre, le ciel y est évoqué selon un large spectre de couleurs à l’exception du bleu. Le fait que le noir, le blanc et le rouge soient les premières couleurs dont nous avons pris conscience collectivement m’intéresse. En ce sens, l’utilisation du noir, du blanc et du rouge comme signes d’une révolution ou d’une lutte nous renvoie à la naissance d’une conception collective des couleurs ainsi qu’à toutes les perspectives qui s’en trouvent exclues.

Dans mon travail, je m’efforce toujours d’avoir conscience du fait que recourir aux couleurs revient à travailler sur des références, des associations, des sentiments, des sensations. Je déclenche une certaine atmosphère ou une ambiance, à la manière dont un accord musical peut occuper tout l’espace et éveiller un registre émotionnel chez un auditeur. C’est également ce qui m’a amenée à m’intéresser davantage aux « couleurs intermédiaires ». Contrairement aux couleurs primaires souvent affirmées et déclaratoires, les couleurs intermédiaires sont moins verrouillées et donc susceptibles de faire jouer nos sens de manières nouvelles et inattendues. Elles sont plus propices à la négociation.

JS : Vous employez souvent le mot «négociation», et ce, comme vous me l’avez indiqué, parce qu’en tant que femme, vous devez en permanence négocier. Cela fait-il référence à votre position de femme ou d’artiste?

MW : Oui, absolument. En travaillant sur les couleurs pendant de nombreuses années, j’ai réalisé la complexité des différentes intentions et motivations associées aux couleurs et j’ai compris combien les connotations qui leur sont associées ont évolué au fil de l’histoire. Lors de ma visite aux Lesbian Herstory Archives, à New York, j’ai remarqué un pin’s portant l’inscription «I like older women». Le texte figurait au-dessus d’un triangle noir dessiné dans un cercle rouge que l’on pouvait voir comme un symbole des organes génitaux féminins. La figure géométrique et les couleurs utilisées suggéraient très nettement une déclaration militante. Ces mêmes signes, à savoir le cercle, le triangle et les couleurs, avaient été utilisés auparavant et l’ont été par la suite à des fins tout à fait différentes, mais toujours dans l’intention de provoquer des changements. Les couleurs me touchent et le fait qu’elles expriment quelque chose à un autre niveau que le langage me passionne. Les couleurs semblent associées à des signes, lesquels sont issus de l’histoire et d’une sorte de mémoire collective. En matière de couleur, chaque personne a cependant une perception et une mémoire qui lui sont propres, ce qui influe par exemple sur la manière dont elle ressent les couleurs utilisées dans mon travail.

JS : Le pin’s dont vous parlez vous a inspiré une œuvre intitulée I like older women (2014).

MW : Oui, ce badge recourt à une figure géométrique très simple se référant au genre féminin et à ses organes génitaux. J’ai réinterprété les couleurs et les proportions du badge et les ai traduites dans un autre médium : une peinture et un mobile suspendu.

JS : Lorsque je vous ai rencontrée pour la première fois à Copenhague, je me souviens que vous portiez un autre pin’s

MW : En effet, je portais un autre badge des Lesbian Herstory Archives datant des années 1980. Le motif en était très simple, à savoir un triangle rose sur fond noir. Le triangle rose a été un symbole pour diverses identités LGBTQ ; il constituait initialement un « signe distinctif de honte » et a par la suite été revendiqué comme un symbole positif d’auto-identification. Dans l’Allemagne des années 1930 et 1940, ce badge servait à désigner les hommes identifiés comme homosexuels dans les camps de concentration. Cette catégorie incluait les hommes bisexuels et les femmes transgenres. Dans les années 1970, ce badge est revenu en force comme l’un des emblèmes de la lutte contre l’homophobie et il est devenu un symbole très répandu du mouvement pour les droits LGBTQ. Cela illustre à mes yeux la manière dont une figure géométrique et une couleur utilisées par une cause politique peuvent se transformer au fil du temps pour représenter recouvrir des significations multiples et très différentes.

JS : Votre œuvre est traversée par le mouvement féministe. Est-ce une manière de contribuer à l’écriture d’une contre-histoire de l’abstraction qui a si souvent dévalorisé ou exclu les artistes femmes et leur travail ?

MW : Adopter une conception plus inclusive et politique de l’abstraction est important à mes yeux. La géométrie et les couleurs ne sont pas simplement formelles. Les couleurs et les formes ne peuvent pas être sublimes ou parfaites dans la neutralité. Elles ne sont pas fixes en termes de significations. Selon moi, cette souplesse est positive. À tout moment de l’histoire, l’abstraction dépend du regard d’un individu et des associations qu’il établit dans son esprit. Chaque forme, chaque couleur a son lot de connotations et de références. C’est l’un des domaines qui m’intéressent et que j’ai explorés intensément : quel rôle la couleur joue-t-elle dans un espace, public ou privé ? Quel type d’impact a-t-elle sur l’individu lorsqu’il pénètre dans cet espace ?

En 2019, par exemple, j’ai créé l’installation LAILA UTI dans un ancien manoir ayant servi d’hôpital psychiatrique et devenu à présent le lieu d’exposition Augustiana Kunstpark & Kunsthal. Considérant cet espace comme un lieu de transformation mentale, j’ai essayé de concevoir une installation manifestement en cours de construction, inachevée, sans début ni fin. Outre de nombreux foulards et vêtements de confection, j’ai utilisé des couleurs métallisées et argentées afin de souligner l’idée que les personnes pénétraient dans une « salle des machines », un espace en cours d’élaboration. J’ai envisagé cette installation comme une sorte de coulisses urbaines ne conduisant pas les visiteurs vers une scène dont la réalisation serait terminée.

JS : Dans une grande partie de votre œuvre, vous utilisez des éléments du quotidien ou des matières trouvées comme des tissus, des pierres et des objets en céramique. Parfois vous vous réappropriez des techniques industrielles ou artisanales traditionnellement apparentées à comme des arts dits «féminins».

MW : Recourir à des techniques traditionnelles ou artisanales pour étendre le champ de mes possibilités m’a toujours intéressée. Je commence souvent une œuvre ou un projet par la mise en place d’une sorte de système hybride utilisant en partie une matière et en partie une technique exigeant un savoir-faire précis. C’est pourquoi je travaille souvent avec un ou une assistante possédant des compétences techniques particulières. Dans un dialogue mutuel, un processus s’engage avec la matière tandis que je m’efforce de rester à l’écoute des voies qui s’ouvrent alors. L’œuvre réside à la fois dans le processus proprement dit et dans le résultat final issu des décisions et actions mises en œuvre au cours du processus. Le projet BUTIK (2020), dans le cadre duquel j’ai produit et vendu des vêtements dans un magasin, en est un exemple.

JS : Dans l’ensemble de votre œuvre, de vos écrans de soie à vos pièces de couture, l’empreinte laissée par le mouvement, le corps, la main est un élément persistant. Vous semblez toujours vouloir conserver les traces du processus artistique.

MW : En effet. Dans BUTIK, j’ai ainsi envisagé le tissu dans son rapport au corps, à la fois en tant que chose à porter et comme matière d’un processus artistique. J’ai utilisé la réserve du magasin comme un matériau, comme une « toile » et une base du processus à l’œuvre sur place. Avec l’aide d’un tailleur, j’ai dessiné un patron de vêtement : une tunique courte unisexe en taille unique que j’ai mise en production durant l’exposition. BUTIK était une installation vivante. Durant les heures d’ouverture, deux personnes cousaient des vêtements en lin sur lesquelles elles imprimaient à la main un motif avec des colorants textiles blanc et noir, des teintes grises mélangées et un cadre de sérigraphie. Les tuniques, une fois terminées, étaient vendues dans le magasin à leur prix de revient, c’est-à-dire le coût de production du vêtement, du tissu et de la main-d’œuvre. Néanmoins, des résidus de couleurs résultant du procédé d’impression, qu’on éliminait en faisant glisser le cadre de sérigraphie sur une simple toile de lin se sont intercalés de manière inattendue dans ce processus, si bien qu’on obtenait une impression en négatif du motif imprimé sur le vêtement. Soudain, j’ai constaté que j’avais autant de ce type d’impressions que de tuniques imprimées. J’ai alors installé et présenté ces imprimés dans une galerie en donnant à l’exposition le titre de GALLERY. Suspendues les unes après les autres, ces œuvres s’inscrivaient dans une histoire de la photographie conceptuelle et de la peinture minimaliste et abstraite. Cette série interrogeait ainsi la valeur des œuvres textiles en tant que catégorie de production et de création liée à une histoire genrée particulière, en parallèle de l’histoire des mouvements abstraits, minimalistes et conceptuels.

JS : Vos peintures n’exigent pas d’être présentées dans un ordre particulier. Elles sont hybrides et ouvertes, n’ont ni début ni fin, et peuvent se prolonger dans le temps et dans l’espace.

MW : Mes œuvres sont souples et flexibles. Je travaille une matière, en étant attentive à ce qu’elle trouve ses propres limites. Les matières recèlent de multiples potentialités susceptibles de se révéler même postérieurement au processus artistique ou par exemple, lorsqu’une œuvre est présentée dans une autre situation ou un autre contexte. Dans un contexte nouveau, de nouveaux potentiels se font jour.

JS : Votre travail n’est jamais frontal, mais offre plusieurs niveaux de sens. D’abord on voit la superposition des couleurs et des formes et cachée derrière elle, des règles et des récits qui n’ont pas été inscrits explicitement. Quelle est votre relation à l’art conceptuel?

MW : J’ai toujours été très intéressée par l’art conceptuel. Travailler dans le domaine de l’art suppose d’accepter qu’il y aura toujours quelque chose qui s’écartera du strict aspect matériel, vers une dimension plus conceptuelle. Il m’importe de ressentir qu’en définitive, une œuvre est cohérente lorsqu’elle est animée par son propre concept.

JS : Parfois vous réalisez également des pièces déclaratives comme celle intitulée WE HAVE A BODY (2011). Pourquoi?

MW : Ce qui est essentiel, dans une telle déclaration, c’est d’exprimer que tout en ayant conscience de notre propre corps, nous sommes tous et toutes relié.e.s aux corps qui nous entourent. Nous avons toujours conscience de notre propre corps à travers d’autres corps qui nous regardent. C’est un fait : notre identité est toujours influencée par la manière dont d’autres corps agissent sur nous.

JS : Que pensez-vous de l’interaction entre l’art, la politique et le militantisme ? Même si cela n’apparaît pas au premier regard, votre œuvre est militante.

MW : Oui, le militantisme est un fondement de mon travail. J’aime être en prise avec des sujets importants, même si je ne suis pas certaine de partager le même langage que la majorité des individus. Je m’exprime davantage de manière visuelle que verbale. Mon langage est une forme de militantisme visuel.

JS : Comment voyez-vous l’avenir?

MW : Je l’imagine meilleur qu’hier. Je suis très positive, car je crois que des changements favorables vont advenir.