Délier les systèmes (2021)

Avril 12, 2021
Camilla Chenais

« Agis pour qu’il n’y ait aucun besoin d’un centre. »
Gertrude Stein, Tender Buttons, New York, Claire Marie, 1914

Lorsque j’arrive, un matin, à la Maison du Danemark, un homme est en train de hisser sur la façade du bâtiment deux très grands drapeaux rouges ornés d’une croix blanche, symboles du pays. On m’explique que tous les matins les drapeaux sont installés, et que tous les soirs ils sont mis à l’abri. En sortant, je les regarde onduler sous l’effet du vent. Un drapeau est un signe de reconnaissance. Ses formes simples et définies, ses couleurs franches affirment une identité qu’on souhaite fixe et immuable, il matérialise une nation ou une communauté. S’il crée un sentiment d’appartenance, il renvoie également une impression d’exclusion aux personnes extérieures à la communauté signifiée. Dans l’espace d’exposition, nous retrouvons de grandes œuvres en tissu reprenant la forme (en queue d’hirondelle) et la taille des drapeaux danois dansant sur la façade du bâtiment. Mais cette fois-ci, sur ces grandes surfaces de textile qui rythment l’espace, les formes deviennent complexes, sinueuses. Ces Flags of Freedom (Drapeaux de la liberté) mêlent des formes découpées dans des textiles divers : unis, bariolés, à motifs… On dirait que des morceaux de quotidien – de vêtement, de nappes, de rideaux – envahissent les surfaces abstraites des drapeaux, les ancrant ainsi dans une réalité concrète. Plutôt que d’affirmer une identité commune stable, les drapeaux de Mette Winckelmann semblent exprimer des identités mouvantes, organiques, libres. Assemblage de pièces de tissus de formes, de tailles et de couleurs différentes, ces œuvres s’inscrivent dans les traditions nordiques du patchwork, une activité le plus souvent féminine et collective. Les motifs et les rythmes qui se déploient sur ces drapeaux semblent créer des récits plus mouvants et fugitifs que les signes simples et les couleurs pures des drapeaux de nos états-nations. Pour Mette Winckelmann, « Le patchwork représente […] une alternative à la pensée mathématique et logique, en tant que système qui est organiquement soumis au corps et à la main de l'individu1 ». Ce travail textile lui permet ainsi de déconstruire et de brouiller les formats et catégories de la peinture abstraite et conceptuelle, de transformer organiquement la grille, motif qui se déploie sur les œuvres présentées dans l’exposition.

La grille fut érigée par l’historienne de l’art Rosalind Krauss comme
« emblématique de l’ambition moderniste des arts visuels2 ». Pour Mette Winckelmann, elle apporte un « sentiment de clarté et de logique3 ». Dans ses œuvres, elle se déforme, se reforme, se brouille, mais garde la possibilité apparente d’une structure, d’un classement. Elle quadrille, cartographie, ordonne, divise. Elle contrôle et trame le territoire. Guide le regard. Elle rassure aussi, donnant l’impression que l’on peut s’insérer et trouver sa place dans un ordre établi, y être en sécurité. Elle apparaît comme le reflet de la matrice de la société, de ses règles, de ses lois. Mais la grille n’est pas stable, elle se déploie en vacillant, trébuchant, affirmant sa flexibilité, son incomplétude. La grille est potentiellement sans limite et sans centre, comme un petit fragment d’un ensemble bien plus vaste et les œuvres de Mette Winckelmann sur lesquelles ce motif se développe, semblent ainsi n’avoir ni début, ni fin et pouvoir être ré-agencées à l’infini. L’artiste explique : « Je trouve intriguant d'explorer la géométrie et les mathématiques en tant que systèmes qui reflètent également la structure de la société. J'aime prendre des éléments de ces systèmes et les pousser dans quelque chose de plus ouvert, d’organique et d’humain. C'est un processus qui, d'une certaine manière, peut aussi mettre en lumière le doute, la remise en question et la désintégration du système4. » Derrière les surfaces abstraites des œuvres se déploie un projet de libération et de dissolution des formats et des catégories de l’art, ancré dans une réflexion sur nos propres corps. Dans le texte « Mette Winckelmann – Patchwork as a Research Method », Iris Müller-Westermann5 revient sur la manière dont l’artiste travaille : elle décide d’abord d’une méthode, de règles selon lesquelles elle dispose des formes colorées sur le support, puis, dans une seconde étape, elle réagit à ce système – souvent une grille – pour le briser, le détourner, le tordre. Ainsi, l’artiste montre l’importance que revêtent les systèmes tout en révélant les limites et contraintes qu’ils font peser dans nos vies, sur nos corps. La volonté ici n’est donc pas de quadriller le monde, ou d’en faire ressortir des grands concepts, mais d’explorer, à travers une abstraction organique, la fluidité, la souplesse de nos interrelations intimes, politiques, corporelles. Nous sommes accueilli·e·s dans l’exposition par une œuvre textile où l’artiste, dans des petits cadres rigoureusement délimités, a inscrit « WE HAVE A BODY » (nous avons un corps) comme une manière de rappeler l’existence de nos corps, de cette matière intime que nous avons tendance à déconsidérer, notamment dans une pratique abstraite et conceptuelle de l’art. Les mots tracés sur cette bannière s’opposent ainsi à l’impression d’ordre qui émane de l’organisation géométrique de l’œuvre. Pour Mette Winckelmann, le travail artistique se rattache toujours à la position d’un corps, que ce soit celui que la personne qui crée, ou celui de la personne qui regarde, faisant ainsi écho aux savoirs situés de Donna Haraway : « Je défends une vue depuis un corps, un corps toujours complexe, contradictoire, structuré et structurant, contre la vue de survol, depuis nulle part, depuis la simpli-
cité6. »

La grille rappelle aussi la trame du textile omniprésent dans l’œuvre de l’artiste. Cette forme apparemment abstraite révèle toute sa matérialité lorsqu’on la compare avec l’entrecroisement des fils de chaîne (horizontaux) et des fils de trame (verticaux). Tout d’un coup, envisagée sous cet angle, la grille semble sourire en coin. Cette grille pompeuse, sûre d’elle et omniprésente dans les tableaux de Piet Mondrian ou les œuvres de Sol Lewitt, rappelle également celle de nos torchons de cuisine, vêtements ou couvertures, un univers textile souvent considéré comme « féminin ». En 1922, lorsqu’Anni Albers rejoint l’école du Bauhaus, elle est intégrée à l’atelier de tissage vers lequel étaient systématiquement dirigées toutes les femmes artistes : même cette aventure moderniste qui tenta d’abolir les frontière entre l’art et la vie, entre les arts décoratifs et les « beaux-arts », n’échappe pas à une vision sexiste et orientée des activités auxquelles doivent se cantonner les femmes. Lors de ses études à l’Académie Royale des Beaux-Arts de Copenhague, Mette Winckelmann se rendit rapidement compte de la hiérarchie qui prévalait encore : le travail textile était moins valorisé que la peinture sur toile. Il était associé à la féminité, à l’artisanat, à un travail quotidien, ménager, la peinture, elle, était une forme d'expression qui jouissait d'un statut plus élevé car elle n'existait que pour elle-même, n’avait aucune fonction. Comme d’autres artistes avant elle – Rosemarie Trockel avec le tricot ou Hessie avec la broderie –, Mette Winckelmann s’approprie ce langage considéré comme purement féminin pour le subvertir et affirmer une contre-histoire féministe de l’abstraction.

Au sol de l’espace d’exposition, se déploient des œuvres céramiques reprenant des formes médiévales regroupées sous le nom Blood Phlegm and Bile : le sang, le phlegme et la bile. Cette œuvre fait référence à la théorie des humeurs qui était une des bases de la médecine antique et qui considérait le corps humain comme constitué de quatre humeurs – sang, bile jaune (choléra), bile noire (mélancolie), lymphe – dont les variations influent sur nos caractères et nos santés. Elsa Dorlin a montré dans La matrice de la race comment ces discours médicaux forgèrent une vision du corps des femmes comme un corps par nature malade, justifiant ainsi l’inégalité des sexes. Le corps féminin serait « un corps qui souffre, qui coule, un corps qui s’engorge, qui agonise7. » En regardant cette multiplicité de fioles, cruches, pots disséminés sur le sol, je les imagine contenant tous ces flux, supposément malsains, qui composeraient le corps féminin. Comme un symbole de ce débordement, l’émail apposé sur ces céramiques coule, gicle, éclabousse. Mette Winckelmann fait ironiquement référence à cette théorie des humeurs, en utilisant quatre émaux – rouge, blanc, jaune et noir – symbolisant les quatre éléments pour créer des effets aléatoires se révélant après la cuisson qui viennent comme mettre à mal cette tentative rationnel de comprendre le corps humain, de l’encapsuler dans un système. Ces œuvres affirment que nos corps, nos genres, nos sexualités et liens sociaux sont fluides, insaisissables et flexibles.

Lorsqu’on pénètre dans l’exposition ce sont les couleurs qui dansent sur les œuvres qui frappent. Elles sont parfois franches, nettement contrastées, d’autres fois nuancées, vaporeuses, presque transparentes. Ces couleurs, comme les formes dans lesquelles elles se déploient, ne sont pas neutres. Elles charrient tout un univers de références, de sensations, de symboles. À Jérôme Sans, l’artiste explique : « Au fil des années, j'ai fait des recherches sur l'histoire des couleurs pour essayer de comprendre comment la perception individuelle et collective de la couleur a évolué au fil du temps. Les couleurs sont des signes, que nous "lisons" avec nos sens […]8 ». Dans 30 000 000 Lesbians (30 000 000 lesbiennes, 2009), le rouge, le jaune, le blanc et le noir dominent, ce sont des couleurs appartenant à l’iconographie des mouvements sociaux et militants, elles sont affirmatives, déclaratoires. Ici, elles se déploient sur la forme de motifs provenant de jupes de la mère de l’artiste ou de tissus asiatiques, donnant à ce qui pourrait s’apparenter à une bannière politique, une familiarité étonnante. L’œuvre se veut une référence à une déclaration officielle de la République populaire de Chine selon laquelle il n’y aurait pas de lesbiennes dans le pays, mais également à cette surreprésentation des hommes dans les visions occidentales de l’homosexualité, cette
« invisibilité lesbienne » que dénonce Alice Coffin9. En appliquant à la Chine le pourcentage moyen de personnes lesbiennes dans une population, l’artiste dénombre 30 millions de lesbiennes potentielles dans ce pays. Comme on le voit ici, le message – politique, social – des œuvres de Mette Winckelmann est compris dans les matériaux, les couleurs et les formes de l’œuvre, il s’entrelace dans le processus créatif même de l’artiste. Mais attention, contrairement à l’abstraction moderniste du début du vingtième siècle qui était basée sur une affirmation, une projection mentale sûre d’elle qui revendiquait une nouvelle vision du monde et de l’art, les œuvres de Mette Winckelmann n’affirment rien, sinon l’impossibilité d’affirmer. Elles nous chuchotent plutôt avec ses lignes dansantes et incarnées, la fluidité du monde et de nos identités toujours en devenir. Dans l’enchevêtrement des formes, des couleurs, des matières, Mette Winckelmann laisse apparaître ses réflexions, ses processus de création et ses doutes. L’œuvre d’art n’est plus monolithique, mais dispersée, prise dans un processus continu, vivant. L’œuvre reste ouverte.

Historienne de l’art et commissaire d’exposition spécialisée dans les pratiques artistiques contemporaines, Camille Chenais a été responsable des expositions et des résidences à Bétonsalon – Centre d’art et de recherche & Villa Vassilieff (Paris) de 2015 à 2021 où elle a été commissaire de plusieurs expositions et a accompagné de nombreux artistes dans leurs recherches.



1 Mette Winckelmann citée dans Sovej Helweg Ovesen et Morten Ia Cour (dir.), Lucky Pieces, Berlin, Mexico, Bom Dia Boa Tarde Boa Noite, 2013, p.167. Sauf mentions contraires toutes les traductions en français sont de l’autrice.

2 Rosalind Krauss, « Grilles » dans Communications, n°34, 1981, traduit de l’américain par Josiane Micner, p.167

3 Mette Winckelmann citée dans Solvej Helweg Ovesen, « The others just saw a bunch of lines, whereas I saw a clearly coherent drawing » dans Sovej Helweg Ovesen et Morten Ia Cour (dir.), Lucky Pieces, Berlin, Mexico, Bom Dia Boa Tarde Boa Noite, 2013, p.180

4 Mette Winckelmann interviewée par Jérôme Sans en 2020 pour l’exposition Flags of Freedom.

5 Iris Müller-Westermann « Mette Winckelmann – Patchwork as a Research Method » dans Sovej Helweg Ovesen et Morten Ia Cour (dir.), Lucky Pieces, Berlin, Mexico, Bom Dia Boa Tarde Boa Noite, 2013, p.190

6 Donna Haraway, Manifeste cyborg et autres essais, 1984, Paris, Exils, 2007

7 Elsa Dorlin, La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française, Paris, Éditions La Découverte, p.24

8 Mette Winckelmann interviewée par Jérôme Sans en 2020 pour l’exposition Flags of Freedom.

9 Voir Alice Coffin, Le génie lesbien, Paris, Grasset, 2020, 240p.