Art, technologie et démocratie
Par Dominique Moulon
Commissaire de l'exposition
Depuis toujours, les artistes se saisissent des innovations techniques de leur temps pour témoigner de la civilisation que ces mêmes techniques façonnent et, parfois, agitent. Avec l’âge de fer, les ciseaux des sculpteurs de la Grèce antique se durcissent, aussi ils atteignent des niveaux de précision inégalés en sculptant des blocs de marbre. Dans un même temps, le fer remplaçant le bronze, les armes se font aussi plus incisives, donc plus meurtrières. Mais revenons à la statuaire grecque qui inspira les artistes de la Renaissance, généralement au travers de copies romaines. On n’est donc guère surpris que les artistes du numérique – à qui on a tant reproché leurs créations copiables à l’infini, avant les NFTS – fassent parfois référence à la Rome antique, période de l’histoire de l’art où la copie était une noble pratique. C’est le cas de l’artiste contemporain Oliver Laric qui, pratiquant le scanning de sculptures anciennes pour en générer d’autres, introduit la notion de “versions”1 entre l’original et la copie.
Les puissants de ce monde ont toujours apprécié la compagnie des artistes et c’est l’italien Giorgio Vasari – aujourd’hui considéré comme le premier des historiens d’art – qui rapporte que lorsque le roi de France vint à Milan, « Léonard, prié de lui faire quelque chose d’original, fabriqua un lion qui marchait quelques pas, puis s’ouvrait la poitrine qu’il montrait pleine de lys »2. Ce qui fait de ce lion mécanique l’un des tout premiers automates d’artiste-ingénieur du champ des arts et sciences. D’autres suivrons, notamment au XVIIIe siècle, tel le Turc mécanique3 de Wolfgang von Kempelen qui prétendait que son automate joueur d’échec était autonome lorsqu’il en faisait la démonstration aux personnalités du moment, dont l'Impératrice d'Autriche. Il y avait en réalité un opérateur dissimulé sous l’échiquier pour activer les pièces. Il est intéressant de remarquer que cette idée de l’humain nécessaire au bon fonctionnement de la machine a été reprise par Amazon pour nommer son service de micro-travail au nom éponyme de Mechanical Turk. Ce genre de service qui propose des micro-tâches pour des micro-salaires que les sociologues Antonio Casilli et Dominique Cardon qualifient de Digital Labor4 n’est évidemment pas sans générer des questionnements d’ordre sociaux ou sociétaux. Quant à l’automatisation, elle effraie autant qu’elle fascine et cela depuis longtemps. En témoigne la révolte des canuts en 1831, puis en 1834, qui ont détruit des métiers à tisser, leurs outils de travail ; car l’inventeur lyonnais Basile Bouchon venait de les automatiser avec des rubans perforés qui sont à l’origine des mémoires de stockage en informatique. Force est toutefois de reconnaître que l’autonomie des objets techniques de notre quotidien à qui on attribue parfois quelques formes d’intelligence, souvent nous fascine. Prenons l’exemple de l’artiste Max Dean qui s’est entouré de l’ingénieur Raffaello d'Andrea et du designer Matthew Donovan pour réaliser une chaise robotique5 dont les premières recherches remontent à 1984. Celle-ci a l’allure d’une chaise tout à fait ordinaire. Mais quelle n’est pas la surprise du public lorsque, soudainement, elle s’effondre pour littéralement se démembrer. C’est alors qu’un ballet mécanique s’initie car elle est à même de se reconstituer d’une manière tout à fait autonome pour, enfin, se relever sous les applaudissements du public médusé. On remarque que de telles installations performatives prennent tout leur sens avec les commentaires de celles et ceux qui, se projetant, les complètent de leurs commentaires.
Des objets qui fascinent mais qui nous inquiètent également : La tentation est grande, pour les États comme pour les entreprises de nous épier dans nos moindres mouvements au point que l’on ait ce sentiment d’évoluer sous une surveillance constante. Celui qui, le premier, a conceptualisé ce ressenti d’être continuellement observé, c’est le philosophe anglais Jeremy Bentham qui, à la fin du XVIIIe siècle imagine avec son frère Samuel une architecture carcérale permettant aux surveillants, sans jamais être vus, d’observer toutes les cellules : le panoptique. Bien au-delà des prisons, cette intuition d’une présence de l’invisible s’est singulièrement accentuée ces dernières années avec la multiplication des caméras de surveillance dans les espaces publics. Au tournant du millénaire, des artistes ont fait de la surveillance leur esthétique. En utilisant l'apparence immédiatement reconnaissable d'une caméra de vidéosurveillance extérieure, ils testent les dispositifs de contrôle qui sont censés nous protéger. C’est à cette période que l’artiste Manu Luksch rédige son Manifesto for CCTV Filmmakers6 en s’adressant à des cinéastes d’un nouveau genre : à celles et ceux qui acceptent de ne réaliser des films qu’en collectant des séquences vidéo grâce au Data Protection Act anglais de 1998 qui impose aux gérants des caméras de leur livrer les médias où ils figurent. Ou quand une loi intègre un processus créatif !
Ces dernières années, la question de la surveillance s’est progressivement déplacée du public vers le privé, ou plus précisément vers l’intime via l’Internet que, dans ses apports artistiques et culturels, Paul Valéry avait si bien anticipé en 1928 : « Comme l’eau, comme le gaz, comme le courant électrique viennent de loin dans nos demeures répondre à nos besoins moyennant un effort quasi nul, ainsi serons-nous alimentés d’images visuelles ou auditives, naissant et s’évanouissant au moindre geste, presque à un signe »7. Il est ainsi autant de version de Web que de tendances artistiques. Dans les années 1990 et jusqu’aux milieu des années 2000, c’est le temps de la découverte pour le grand public, tandis que les artistes du Net Art se retrouvent en ligne, loin du marché de l’art. L’une des grandes “révolutions” du XXIe siècle s’opère avec les médias sociaux qui, dans l’art comme plus largement dans la société, déplacent les lignes entre les pratiques professionnelles et amateurs. C’est le temps de la multitude et bien des gouvernements s’en souviennent. D’autres prennent l’habitude regrettable de déconnecter des services participatifs du Web 2 quand la rue s’exprime avec un peu trop de véhémence. En art, c’est le temps du Post Internet car nous avons en effet basculé dans un monde de l’après. Les institutions et galeries commencent alors à s’intéresser à cette tendance numérique de l’art pour la contextualiser, enfin, au sein de leurs White Cubes. Avec le Web 3, c’est une autre histoire qui s’écrit, celle d’un Internet décentralisé qu’autorisent les technologies de la Blockchain. Avec les cryptomonnaies, Bitcoin en tête, qui échappent au contrôle des États comme à celui des banques. On se souvient de la pandémie de Covid-19 qui nous enferma dans nos foyers respectifs et augmenta notre temps d’écran. Entre deux confinements, les ventes de NFTS – ces créations numériques protégées par des certificats de propriété et dont on fait l’acquisition avec des cryptomonnaies sur des plateformes dédiées – battent des records. Pour exemple, l’artiste Beeple dont l’œuvre en ligne Everydays: the First 5000 Days8 atteint 69,3 millions de dollars chez Christie’s en 2021. Le monde entier découvre à peine le Crypto Art que la mode semble déjà passée. Quoi qu’il en soit, il s’est passé quelque chose qui a échappé à la vigilance tant du marché de l’art que de la haute finance, deux domaines que les approches spéculatives, parfois, rapprochent.
La véritable révolution technologique, celle qui couvait à bas bruit depuis les premières recherches du mathématicien et cryptologue britannique Alan Turing de l’après-guerre, c’est celle de l’intelligence artificielle. Au fil de promesses trop ambitieuses, elle a déjà connu quelques hivers mais surtout, elle est aujourd’hui connue de toutes et tous dans sa version générative de textes comme d’images, entre autres médias. Elle représente un véritable changement de paradigme que bien des artistes avaient anticipé avec leurs machines. A commencer par Nicolas Schöffer dont l’œuvre robotique CYSP. 19 interagissait avec les danseuses du ballet de Maurice Béjart sur la terrasse de la Cité radieuse de Marseille en 1957. Mais maintenant que nous demandons tous aux algorithmes de fonctionner sur des quantités illimitées de données, ce qui se passe est à l'échelle planétaire. La viralité d’images de qualité photographique comme celle, en 2022, du pape François en doudoune, passé l’amusement, remet en question notre rapport aux faits au travers des images. A qui se fier quand les conspirationnistes sont équipés de tels outils de propagande, si ce n’est aux sources des informations qui nous parviennent en des flux discontinus. On serait tenté de penser que l’histoire se répète quand la réaction de l’éducation nationale face à l’émergence de ChatGPT dans les collèges et lycées rappelle l’arrivée des calculatrices dans les années 1970. Mais le changement, cette fois, est plus profond. Et c’est peut-être parce que toutes les paroles se valent que les démocraties vacillent. Il devient impératif que les services du digital soient régulés car le risque est grand de voir nos libertés entravées. On cherche des solutions dans les imaginaires du futur que nourrissent les fictions du passé. Pourtant, aucun auteur de science-fiction n’a imaginé que l’on se mettrait si naturellement à documenter nos vies et avec tant d’entrain sans jamais en mesurer les conséquences. La peur d’être remplacé par des machines est à son comble. Y a-t-il d’autres alternatives, entre l’effondrement de nos écosystèmes et notre obsolescence programmée, que la créativité qui, nous, humains, nous caractérise si bien ? De son côté, Bernard Stiegler10 envisage les technologies numériques dans leur ensemble comme porteuses de solutions aux problèmes qu’elles génèrent ! Il évoque le Pharmakon qui, dans la Grèce antique, désignait à la fois le remède et le poison.
1 Oliver LARIC, Versions, 2010, séquence vidéo, on vimeo.com.
2 Giorgio VASARI, Vie des artistes : Vies des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes, Grasset - Les Cahiers Rouges, Paris, (édition originale : 1550), 2007, p187.
3 Wolfgang von KEMPELEN, Turc mécanique, 1770, automate joueur d’échec.
4 Antonio CASILLI et Dominique CARDON, Qu'est-ce que le digital labor, INA, Études et controverses, Bry-sur-Marne, 2015, 104 p.
5 Max DEAN, Raffaello d'ANDREA, Matthew DONOVAN, The Robotic Chair, 1984-2006, installation robotique.
6 Manu LUKSCH, Manifesto for CCTV Filmmakers, 2008, on manuluksch.com.
7 Paul VALÉRY, La Conquête de l’ubiquité, in Œuvres, tome II, Pièces sur l’art, Gallimard, Paris, (édition originale, 1928), 1960 p. 1283-1287.
8 BEEPLE, Everydays: the First 5000 Days, 2021, NFT, on opensea.com.
9 Nicolas SCHÖFFER, CYSP. 1, 1956, installation robotique.
10 Bernard STIEGLER, Le cours Pharmakon, 2010-2014, on pharmakon.fr.