Les inspirations de Jesper Christiansen

Mai 18, 2022
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Poussin, Rilke et un petit bout de tissu de Venise

Jesper Christiansen est incontestablement un des plus grands peintres danois contemporains. Né à Copenhague en 1955, ancien professeur de l’Académie Royale des Beaux-Arts, il s’inspire de musique et de littérature.
Son atelier est plein de livres, Rilke, Woolf, Dante, Proust – et ses toiles sont pleines de citations et d’allusions littéraires.

Pour cette interview nous nous sommes inspirés justement de PROUST, ou plutôt du fameux QUESTIONNAIRE, un jeu de société des salons de la fin du 19e siècle auquel participait le jeune Marcel Proust deux fois, à l’âge de 15 et 19 ans. Un petit jeu qui dessine un portrait des goûts et aspirations de celui qui répond.

Propos recueillis par TORE LEIFER, journaliste et écrivain danois


Quel est votre peintre préféré ?
Ça dépend, mais pour le moment, parmi les anciens, c’est sans doute Nicolas Poussin (1594-1665). Je me suis beaucoup inspiré de ses peintures ces dernières quatre années, préparant mon exposition actuelle, qui est inspirée des quatre saisons.
Je suis intéressé par sa personne et par sa position dans l’art français du 17e siècle. Pour moi, Poussin est l’inventeur de la peinture philosophique et littéraire, et il fait ça de manière très naturelle, sans façons.
Dans ses peintures, il y a beaucoup plus qu’on ne voit de prime abord. Il suffit de les regarder quelques minutes avant de s’étonner de ce qu’y se passe. Il est impossible de ne pas être attiré par ses motifs religieux, par exemple. Donc, parmi les maîtres anciens, il est un favori.
Et puis Brice Marden (né en 1938), américain, est un artiste qui a eu beaucoup d’importance pour moi. Du point de vue matériel : comment utiliser les matériaux – bien que j’utilise une autre sorte de peinture que lui. Et du point de vue artistique : comment il a évolué à partir de la peinture monochrome dans les années 1960 vers une peinture de gesticulation et de poésie, tout en restant cohérent. On n’est jamais en doute que c’est le même être humain qui a fait tout ça à partir de la même base, les mêmes données.

Quelle est votre occupation préférée ?
J’aime surtout préparer une nouvelle œuvre. Donc, tout ce qui se passe avant de commencer à peindre. J’aime toute la phase où on a une idée, on fait une esquisse, et l’idée s’avère être toute autre qu’on ne croyait. Et beaucoup plus grande qu’on ne croyait.
Je commence mon travail à 8 heures chaque matin, en hiver comme en été. J’aime ce début de la journée, se trouver à demi fatigué et absent, et soudain on se rend compte que si on déplace cet élément-là, ou si on pense à ce peintre qui avait fait quelque chose de similaire mais de façon inversée, une nouvelle solution apparaît. J’aime énormément cette phase.

Quel est pour vous le plus grand bonheur ?
C’est deux choses à la fois : Être avec ma femme et mes enfants – et puis pouvoir aller dans mon atelier. Pour être après avec ma femme et mes enfants !
Je suis un homme très privilégié. Le fait que je puisse investir tout mon temps dans mon travail, et le fait d’avoir une famille, des enfants et petits-enfants. L’atelier seul, le travail seul ne me rendrait pas heureux si je n’avais pas ma famille.
Remarquez que nous vivons dans un coin du monde très privilégié où nous avons la possibilité de vivre ce bonheur-là.

Qu’est-ce que vous craignez avant tout ?
C’est bien sûr qu’il arrive quelque chose à ma femme ou à mes enfants. Mais je répète que nous vivons dans un coin du monde très privilégié.
Nous vivons des temps dramatiques. Les nouvelles me font peur. Mais dans notre pays, on vit sereinement. Tout cela est loin. Nous sommes immensément privilégiés.
Hier, j’ai rencontré dans la librairie locale une famille de réfugiés ukrainiens. Un couple avec deux enfants. Ils cherchaient des choses pour dessiner, du papier, des crayons, des couleurs pour les enfants. Je ne sais pas combien de temps ils ont été en route, combien de temps a duré leur fuite. Mais c’était très émouvant de voir les enfants avoir une fête dans la librairie, choisissant des crayons, des couleurs. Ça m’a ému.

Qui est votre héros dans la vie réelle ?
C’est l’ancienne directrice de l’Académie Royale des Beaux-Arts de Copenhague, Else Marie Bukdahl (née en 1937). Elle m’a beaucoup donné, et elle est une personne qui, mystérieusement, semble pouvoir être partout en même temps. Elle a un don incroyable pour lier connaissance avec les gens, de toutes les couches de la société. Même si on ne parle pas la même langue. Elle a beaucoup voyagé en Chine, j’y suis allé avec elle plusieurs fois, quand j’étais étudiant et plus tard quand j’étais professeur, et j’ai toujours été frappé par sa capacité de rencontrer les gens, de s’intéresser aux gens, parler avec les gens. Elle croit dans la capacité de la narration, et elle voit le meilleur dans tous les gens. Elle est une très grande inspiration pour ma vie et mon travail.

Quelle qualité préférez-vous chez les gens ?
L’humour, sans aucun doute. Si vous arrivez à rire avec les autres, ça vous mène loin. Si vous avez rencontré des gens dont vous ne parlez même pas la langue, comme lors de mes voyages en Chine avec Mme Bukdahl, alors l’humour vous rend quand même capable de communiquer.
L’humour peut aussi être dangereux. Ce qui est drôle dans un pays ne l’est pas nécessairement dans un autre. Et l’humour dans l’art, ça voyage mal.
Je ne sais pas s’il y a directement de l’humour dans l’art que je fais, moi, mais il y a en tout cas un paradoxe. Le fait de dépenser autant de temps à faire quelque chose que le spectateur regarde si rapidement. Et la tentative d’établir quelque chose de spatial dans un médium qui est complètement plat. C’est si paradoxal que ça devient presque comique !

Qu’est-ce que vous voudriez être ?
J’aimerais beaucoup étudier les langues anciennes. J’ai été absorbé par les fresques antiques romaines, ces peintures qui datent d’il y a 2000 ans. J’ai lu la littérature de l’époque, et j’ai beaucoup aimé, d’ailleurs, les Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar. J’ai aussi lu des œuvres sur l’art de la lecture à l’époque, comment on lisait. L’acte de lire était différent, on lisait à haute voix ou lisait dans sa tête. Donc, la lecture sonnait tout à fait différemment en Perse et à Rome.
Étudier les origines des langues et du langage me semble très intéressant, c’est justement ça qui rend l’être humain unique. C’est le fait que nous ayons le langage. J’aurais très envie d’étudier les langues anciennes.

Quel est le trait principal de votre caractère ?
C’est l’application, l’assiduité. Je suis un grand travailleur, et je ne crains pas d’aller loin pour obtenir certaines choses. Physiquement aussi. Je ne crains pas de faire un détour ou de retourner chercher une chose que j’ai oublié, par exemple. Et mes œuvres, cela prend des mois de les peindre. J’aime beaucoup travailler.

Qui sont vos auteurs favoris ?
Rainer Maria Rilke a eu une très grande importance pour moi. Surtout ces dernières années, lors de mon travail sur le retable pour l’église danoise à Paris. Je suis allé plusieurs fois à Paris, et comme je ne comprends pas un mot de français, mon endroit préféré pour lire, ce sont les cafés.
J’ai un café favori Quai Voltaire, en face du Louvre. Un jour, je suis allé dans la librairie Shakespeare and Company, et j’ai trouvé le livre de Rilke sur Cézanne. Je me suis mis à lire, et je me suis rendu compte qu’il avait écrit toutes ces lettres sur Cézanne à 100 mètres du café où j’étais en train de les lire.
Puis, j’ai suivi ses traces à Paris à partir des lettres, où les dates et les endroits sont soigneusement inscrits. Et après, j’ai commencé à lire ses autres œuvres, son livre sur Rodin, par exemple. C’est le meilleur livre au monde sur Rodin, et sur la sculpture en général. J’admire son don pour écrire sur la forme et comment travailler spirituellement avec la forme. J’ai toute une bibliothèque maintenant remplie de Rilke, de ses lettres, ses livres, ses poèmes, j’ai acheté tout ce que je pouvais. Et le livre sur Cézanne, je l’ai en quasi toutes les langues où il est paru !
Ce qui est frappant pour moi, c’est que ses poèmes parlent du temps. Son temps à lui, le temps du langage, le chemin d’une épiphanie à la prochaine, et souvent des états d’âme fixés en forme. À priori, à mon avis, ça doit être difficile d’écrire un poème intéressant sur les fleurs, les roses. Mais Rilke sait le faire. Chez lui, ça devient intéressant.
Normalement, j’ai mauvaise mémoire, mais les poèmes de Rilke, je m’en souviens. Sa façon de décrire le caractère d’un pétale de rose. Ce que c’est comme phénomène. L’aspect, la touche, la signification. Tout en laissant au lecteur, ou au spectateur, de comprendre ce qu’il écrit.
Ces dernières années, c’est Rilke avant tout qui a eu de l’importance pour moi. Et il est toujours à ma portée ; je crois que maintenant, en parlant, j’ai dix livres de Rilke sur la table de mon atelier. Son livre sur Cézanne, j’y reviens constamment. À mon avis, il est le seul à avoir écrit un livre intéressant et juste sur Cézanne. Les autres écrivent sur Cézanne sur le plan formel, mais Rilke arrive à déchiffrer où Cézanne en était ce jour-là, dans sa vie, mentalement, en peignant.
Tout cela en regardant un peu d’huile sur un tissu, sur une toile. Il a un don incroyable pour écrire sur la peinture.

Quelle est votre possession favorite ?
Ça dépend, bien sûr, ça change, mais la semaine dernière, c’était un tissu que j’ai acheté dans un marché aux puces à Venise. Un tissu dessiné par le peintre et styliste Mariano Fortuny (1871-1949). C’est tout petit, environ 16x16 cm, c’est usagé, et il y a des trous de clous dedans. Mais j’étais tout heureux de le trouver au marché aux puces ! Je pourrai l’utiliser comme objet dans une peinture.
Quand je trouve un objet pareil au marché aux puces, c’est toujours la même chose, tout d’un coup un tas d’idées surgit dans ma tête, et je sais déjà comment je vais utiliser ce tissu. Je l’ai déjà photographié et j’ai joint les photographies pour le faire paraître comme un très grand tissu !
Ça m’a rendu tellement heureux quand j’étais là, en train de payer, au marché aux puces. C’est pour une exposition que je vais faire dans quatre ans, donc c’est encore loin, mais ça m’a rendu heureux.