Article : Inge Lise Mogensen Bech
Photo : Julien Mouffron Gardner
Jesper
Christiansen. Les Quatre Saisons.
Inge Lise Mogensen Bech
« N’oubliez pas : ils ne peuvent pas annuler le printemps », rappelait, encourageant, le peintre David Hockney alors que la terrible crise du coronavirus de ce printemps secouait le monde, avec son cortège d’annulations et de bouleversements (1). Les saisons ont justement cette qualité rassurante : on ne peut pas les annuler, les supprimer ou les modifier. Indépendamment de leurs infinies variations et de leurs différences en matière de météo, nous pouvons toujours compter sur leur retour. Et que nous préférions l’obscurité de l’hiver, la lumière du printemps, la chaleur de l’été ou les vents d’automne, les saisons changent et s’enchaînent dans un ordre immuable, année après année.
Les quatre saisons, dont la répétition universelle et infinie a de tous temps rythmé l’existence du genre humain, se mêlent aux motifs des toiles de cette exposition. Jesper Christiansen les associe ici à des paysages exceptionnels et de superbes intérieurs auxquels il ajoute un univers lyrique renvoyant à la littérature, à l’histoire, à la musique et à la philosophie. Cette rencontre entre la thématique des saisons, d’une part, et une exceptionnelle palette de poésie et de motifs, d’autre part, fait émerger de nouveaux questionnements sur la peinture que Jesper Christiansen explore avec la fougue et l’engagement d’un chercheur (2). Ses toiles nous font partir à la découverte non seulement de représentations de la nature et de lieux qui nous sont familiers, mais également de ce que l’écrivain et philosophe italien Umberto Eco appelait notre propre encyclopédie littéraire, c’est-à-dire les livres que nous avons lus et les références que nous possédons (3).
Le présent texte abordera non seulement les principales œuvres autour desquelles l’exposition est construite, à savoir Les Quatre Saisons, mais entend aussi donner au lecteur quelques clés pour accéder à l’univers créé par Christiansen. À cet égard, le sens n’est pas à chercher dans les références particulières d’œuvres isolées mais dans les liens plus généraux se tissant entre les différentes œuvres et dans la signification de l’ensemble de l’œuvre du peintre. En fait, une par- tie de la difficulté rencontrée lorsqu’on écrit sur les œuvres de l’artiste est qu’il est toujours plus intéressant d’écouter l’artiste lui-même parler du cheminement de sa pensée, de ses émotions, de ses découvertes et de ses rencontres pendant son travail de création. Il est le prisme réfractant toutes les émotions éprouvées devant les toiles tout en étant la personne qui, la première, a pensé, vu et conquis les espaces créés par les œuvres. Dans ce texte figureront donc, tour à tour, des réflexions sur la pratique de l’artiste, des thèmes abordés lors d’entretiens avec Jesper Christiansen et des observations et analyses axées sur les œuvres proprement dites.
Le printemps
Dans La promenade à bicyclette de Martin A.
Hansen (Martin A. Hansens Cykeltur), un vélo est
garé au premier plan, derrière lequel un parterre
d’anémones s’étend jusqu’à la lisière d’une forêt.
Le regard du spectateur se laisse aspirer par les
myriades de particularités (4) dont chaque détail a
été délicatement et patiemment posé à la surface de la toile. Dans la nature, on ne distingue
pas chaque pétale de fleur à moins de s’en approcher très près, et de la même manière il est impossible de distinguer tous les éléments du
tableau en même temps. Nous devons focaliser
notre regard et passer de la sonnette du vélo aux anémones, des fougères aux troncs d’arbre.
Tous les détails du tableau semblent très nets,
avec une profondeur de champ infinie. Cette
démarche rappelle l’art de la Renaissance au nord
des Alpes, où ce n’était pas la perspective globale
qui définissait l’espace, comme en Italie, mais
les objets isolés. Comme l’a montré l’historienne
américaine de l’art Svetlana Alpers (5), l’art pictural
de la Renaissance s’intéressait, dans le nord, aux
textures et aux surfaces tandis qu’en Italie, c’était
un art qui au travers de grandes mythologies et
allégories religieuses représentait d’abord la relation entre les corps et l’espace. Pour une œuvre
de la Renaissance italienne, il y a souvent une
position idéale et unique dans laquelle le spectateur doit se placer pour appréhender l’espace
pictural et voir l’infinie profondeur de la perspective. Tel est plus rarement le cas des œuvres de la Renaissance au nord des Alpes, où le tableau
n’est pas une fenêtre sur un espace doté d’une
perspective centrale de conception parfaite, mais
se compose d’objets issus du monde vu.
Le caractère immobilisé ou arrêté de ces œuvres est le symptôme d’une certaine tension entre les suppositions narratives de l’art et une attention à la présence descriptive. Le rapport semble inversé entre description attentive et action : l’attention accordée à la surface du monde décrit est obtenue aux dépens de la représentation de l’action narrative (6).
Cette description pourrait s’appliquer aux œuvres de Christiansen qui, elles aussi, s’attachent à la matérialité et à la texture des objets plutôt qu’à l’action narrative. Cela n’implique toutefois aucunement que les toiles créent un vide dénué d’action, car les objets sont bien au contraire souvent liés à des événements quotidiens ou à des éléments qui nous dépassent (par exemple, les saisons), et nous servent de cadre de référence pour regarder les toiles. Le vélo de marque Batavus garé en lisière de forêt témoigne, pour nous, d’une action en cours. Il a été garé là, et tout à l’heure il emmènera son propriétaire autre part. De même, le tapis d’anémones de la forêt en plein renouveau printanier renvoie au fait que le printemps a fini par avoir le dessus sur l’hiver ; dans cette lutte mouvementée entre les saisons, la victoire revient toujours au dégel et à la feuillaison même si l’hiver peut parfois sembler interminablement froid ou pluvieux. Les toiles remettent donc implicitement en cause la distinction très nette qu’Alpers établit entre description et action, les objets s’avérant receler des traces d’action et des germes de narration.
Les histoires des objets se mêlent aux extraits de texte insérés à l’intérieur et autour des motifs. Le titre La promenade à bicyclette de Martin A. Hansen renvoie au fait que l’écrivain Martin A. Hansen résidait en 1949 chez les Swane, famille d’artistes habitant près d’Odsherred, au Danemark, et se promenait souvent seul à bicy- clette autour du village de Plejerup. C’est là qu’il entreprit l’écriture du roman Le menteur, publié en 1950. Le vélo renvoie ainsi à plusieurs strates signifiantes au sein du tableau et nous amène à faire mentalement la navette entre les éléments du tableau, la littérature danoise de renommée mondiale et notre propre expérience des saisons. Non seulement les tableaux commandent au spectateur de voyager en conscience, mais exigent aussi de sa part un engagement actif. Dans notre rencontre avec ses œuvres, nous devons exécuter ce que Christiansen appelle la « danse du peintre », sorte de ballet consistant en des mouvements de va-et-vient devant le tableau, pareils à ceux que l’un des premiers historiens de l’art, l’Allemand Erwin Panofsky (1892-1968), attri- bue au peintre flamand Jan van Eyck (1390-1441) pour décrire son style pictural :
L’œil de Jan van Eyck fonctionne à la fois comme un microscope et comme un télescope, [...] de sorte que le spectateur se sent contraint de se déplacer entre un point d’observation raisonnablement éloigné du tableau et un grand nombre de positions qui en sont très rapprochées. [...] Une telle perfection a cependant un coût. Ni les microscopes, ni les télescopes ne sont des instruments appropriés pour observer les émotions humaines [...] L’attention est portée sur la tranquillité dans l’existence plutôt que sur l’action [...] Selon les critères habituels, le monde dépeint par Jan van Eyck dans ses œuvres tardives est statique (7).
La description de l’œil du peintre, regardant tout à la fois à très courte distance et capable d’em- brasser l’ensemble du tableau de façon incomparable, peut s’appliquer à de nombreuses œuvres de Christiansen – mais si van Eyck dut, selon Panofsky, renoncer à représenter les sentiments humains, les tableaux de la série des Saisons, en apparence dépourvus de personnages, donnent à voir une vibrante présence humaine. Cette dernière transparaît dans les détails des tableaux tels que le vélo Batavus qui évoque un cycliste ayant fait une pause dans la forêt, mais aussi dans l’émotion que suscite en nous la représentation patiente et minutieuse d’objets quotidiens comme les cruches, les vases, les nappes, les lampes, les livres et les paysages ou bâtiments familiers.
J’appelle ce mouvement de va-et-vient devant le tableau la danse du peintre car ce sont exactement les mêmes types de mouvements que j’effectue moi-même pendant que je travaille au tableau, explique Jesper Christiansen (8).
Nos mouvements sont à la fois une reconstruction du processus de création du peintre allant vers la toile et s’en éloignant, mais ils sont aussi des mouvements singuliers qui n’appartiennent qu’à nous. Devant chaque œuvre nous exécutons cette « danse du peintre », examinant de près la richesse des détails des tableaux, puis faisant quelques pas en arrière pour déchiffrer les textes et regarder les œuvres dans leur globalité. Ces nouveaux éléments nous permettent alors de comprendre les détails du tableau, lesquels nous font entreprendre un nouveau voyage de découverte des infimes particularités minutieusement et patiemment apposées sur la toile. Dans cette chorégraphie de la danse du peintre, le spectateur est amené en douceur à choisir de nouveaux points d’observation sur la base d’une distance idéale dépendant de la taille de ce qui a été peint. La danse a lieu non seulement devant les différents tableaux, mais aussi dans les mouvements entre les tableaux. Les œuvres sont des passages, elles se relient entre elles et nouent des rapports mutuels. Des liens signifiants impulsent des mouvements entre le proche et le lointain, le grand et l’infime, ces liens se dégageant non seulement des différentes œuvres mais aussi de l’agencement complexe de tous les tableaux composant la série. C’est à ces carrefours que Christiansen chorégraphie notre interaction avec ses œuvres.
Dans L’air au-dessus de Høve Stræde (Luften over Høve Stræde), nous devons observer le tableau de très près pour y distinguer les détails de la végétation, mais nous en éloigner pour le voir dans sa globalité. Cette œuvre associe des relevés topographiques de la baie de Sejerø à des passages textuels de l’oratorio Les Saisons de Haydn, qui commence par une lutte sonore entre le rude froid hivernal et la douceur du printemps. Les pupitres d’un orchestre complet sont déployés sur la clarté du ciel printanier, et notre regard est invité à « écouter » le sens. La musique s’ajoute ainsi à la dimension visuelle et aux déplacements. Au-delà de leur nature picturale, ces œuvres recèlent des constellations de nombreux arts. La « danse du peintre » n’est donc pas simplement physique mais également mentale car nous sommes invités à réfléchir nous aussi au contenu des œuvres et à poursuivre cette réflexion. On peut s’imaginer en suspension, passant des sonorités de la voûte céleste à la terre des champs en pleine germination, traversant les métamorphoses temporelles du paysage liées aux saisons et aux siècles, voyageant du milieu du siècle dernier et des balades à bicyclette de l’écrivain Martin A. Hansen jusqu’à notre époque. L’expression visuelle si caractéristique et reconnaissable de Christiansen relie ses différents tableaux au sein de son œuvre considérée dans sa globalité, de sorte qu’en dépit des évidentes différences, on discerne des correspondances, des liens et des références. Les mêmes objets font surgir des messages différents et nous rappellent que les objets, loin de constituer la solution à une énigme visuelle, servent à explorer des interrogations sur la peinture.
Les quatre saisons
Dans un texte de 2010 destiné à l’exposition Her
Netop Her, Christiansen évoquait son travail
pictural et le fait que ses tableaux contiennent
de nombreux objets, mais aucun personnage.
« N’aurait-il pas fallu asseoir quelqu’un sur toutes
ces chaises blanches, et n’aurait-il pas fallu placer
ces chaises dans un quelconque espace défini,
plutôt que de les laisser en suspens sur une toile
blanche ? En réalité, ces tableaux étaient-ils achevés ? », demande-t-il au sujet de ses tableaux de
chaises datant des années 1990.
Il explique qu’il a développé et contenu ce « manque » en surchargeant ses tableaux d’objets en apparence insignifiants et improbables. Dans le cycle des Quatre Saisons, on voit des objets trouvés dans des brocantes, une citation qui s’est incrustée, ou l’évocation sonore d’un espace musical venant de s’ouvrir. Les tableaux contiennent des objets, des citations et des éléments porteurs de sens, mais ce qui est présenté n’est jamais univoque. Au contraire, les tableaux nous invitent à intégrer leur espace signifiant. Ils contiennent des références évidentes pour tout un chacun, des citations littéraires que repéreront certains connaisseurs, et des entrelacs d’éléments énigmatiques, personnels, dont le sens risque de nous échapper (9).
Dans Longtemps, une porte-fenêtre s’ouvre vers des arbres fruitiers en fleurs. Le mur, à l’intérieur, est orné d’œuvres d’artistes constituant des modèles pour le peintre, tandis que des fragments des premières lignes du grand classique de la littérature À la recherche du temps perdu, de Marcel Proust, se mêlent aux motifs (10). Dans les premières lignes du roman, le narrateur décrit qu’il s’est longtemps couché tôt, puis réveillé à la pensée qu’il était temps pour lui de se coucher. Le passage le plus connu du livre, dans lequel une madeleine trempée dans une infusion de tilleul fait revenir à la mémoire du narrateur tout un univers de souvenirs, rappelle combien nos sens sont étroitement liés. Par leur interaction, l’odeur, la saveur et le toucher associés à la vue et l’ouïe peuvent ouvrir la porte à de véritables tsunamis de souvenirs et rester longtemps à « porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir (11) ». De la même manière, chacune des touches de pinceau apposées sur les toiles com- posant les Quatre Saisons porte une part singulière des impressionnantes constructions que sont ces œuvres, et nous invite à ressentir ce que nous ne saisissons pas.
La peinture et la littérature peuvent préserver les souvenirs et la mémoire, et donner un aperçu de la manière dont naissent certaines idées. Dans la suite du texte précité de Christiansen, on trouve des réflexions sur la manière dont le thème des Quatre Saisons peut s’inscrire dans le travail d’un peintre. Il y a donc lieu d’en citer un extrait un peu plus long, qui aborde par ailleurs le processus créatif du peintre :
À plusieurs endroits, j’ai de surcroît laissé le fond noir en gesso occuper une place dominante dans le tableau. Souvent, des éléments « effacés » vont apparaître plus nettement que les éléments peints. Je suis en effet un peintre qui regrette, et je veille à regretter de la manière la plus visible possible.
— Ce qui a été effacé, ce qu’on ne peut atteindre (mais que l’on perçoit nettement), c’est
ce que l’on désire le plus ; c’est ce qui nous
pousse à chercher ou à comprendre quelque
chose que nous ne comprendrons peut-être
jamais et dont nous avons seulement
la perception.
Ce « quelque chose » n’est pas abstrait durant le travail, car « quelque chose » a été peint, effacé, oublié, rappelé à la mémoire, nettoyé à l’eau chaude et à l’éponge à récurer pour réapparaître et peut-être même sembler issu de fouilles archéologiques.
— Ce « quelque chose » pourrait être, par exemple, les Quatre Saisons, dans une visualisation si compacte, énigmatique et codée que le spectateur n’a pas la moindre chance de la déchiffrer. S’il y parvient malgré tout, que peut-il en faire ? Juste s’étonner (12).
Depuis la rédaction, en 2010, des lignes qui pré- cèdent, l’idée de cet étrange « quelque chose », Les Quatre Saisons, a mûri jusqu’à devenir ce projet d’exposition inspiré par Les Saisons, œuvre tardive du peintre français Nicolas Poussin (1594-1665) (13). Comme on peut le lire dans le texte à la fois intéressant et honnête de Christiansen figurant dans le présent catalogue, cette source d’inspiration a toutefois mené à de nombreuses autres références, petites et grandes. Je n’en rechercherai pas moins un lien entre les deux peintres, qui présentent en vérité plusieurs similitudes et affinités au-delà de leur simple intérêt commun pour le thème des saisons.
Christiansen et Poussin
Parmi les dernières œuvres que Nicolas Poussin
peignit avant sa mort, en 1665, figurent Les
Quatre Saisons. Ces toiles aujourd’hui exposées
au Louvre, à Paris, associent chaque saison à
une scène biblique de l’Ancien testament et à
une heure particulière du jour. Le printemps lie
la renaissance de la nature à Adam et Ève dans
un paysage du matin, l’été et sa lumière au zénith figurent l’histoire de Ruth et Booz, l’automne
suggéré par les vendanges et par une lumière
de fin d’après-midi montre la grappe de Canaan,
et l’hiver dans un paysage crépusculaire met en
scène le Déluge (14).
En gardant ce qui précède à l’esprit, on voit les parallèles entre Summer Surprised Us de
Christiansen et L’Été de Poussin. Dans les deux
tableaux, la composition du premier plan, du
plan intermédiaire et de l’arrière-plan est faite de
bandes de terre, de champs de céréales et de ciel,
horizontales et très marquées, et les arbres feuillus délimitent l’espace dans le paysage de moissons. Connaître la parenté entre les deux œuvres
mène toutefois à un nouveau mystère dans le
tableau de Christiansen plutôt qu’à la découverte de la solution à une énigme cachée, car les
citations et références de Christiansen ne sont
jamais une réponse ou un résultat final. Elles s’apparentent plutôt à des contraintes volontaires qui
définissent des principes en même temps qu’elles
permettent à l’artiste de sonder la nature de la
peinture et les problèmes picturaux. Christiansen
explore les secrets de l’art de Poussin et nous les
transmet généreusement dans ses tableaux.
Même sans connaître la référence à Poussin, ces œuvres pourraient être un point d’observation privilégié pour saisir les manières de regarder de ce peintre. Dans son ouvrage Poussin, Dialectiques de la peinture, l’historien allemand de l’art Oskar Bätschmann a montré que Poussin mettait en œuvre deux modes de vision. Il distinguait la vision simple et naturelle – l’aspect – de l’observation attentive des objets – le prospect (15). La vision immédiate, aspect, peut dans le travail du peintre être caractérisée par cette vision réfléchissante, presque pensante. Elle sort l’œuvre du désordre naturel du réel et intègre les éléments du tableau dans une unité variée et harmonieuse. Plutôt que de passer du temps à comparer les détails des œuvres de Poussin et de Christiansen, on peut se demander comment Summer Surprised Us crée de la beauté à travers le prisme épurant d’une conscience pensante.
Poussin concevait lui aussi ses œuvres en mêlant diverses sources, qu’il s’agisse de textes ou d’images. À l’époque de Poussin, la pratique d’un peintre se composait de trois activités principales : le dessin ou l’esquisse, la peinture et l’étude de l’art du passé (16). Ses peintures comportaient donc des éléments issus de livres de modèles dictant la manière dont il fallait composer certains types de motifs, ces ouvrages contenant aussi des références à d’autres d’œuvres ainsi que des détails de ces dernières. Choisir certaines parties de motif pour les intégrer à une œuvre revenait donc aussi à les séparer de leur contexte et à les transformer de manière à ce que le ou les emprunts deviennent l’expression propre de l’œuvre, en l’occurrence de Poussin.
De même, l’interprétation des œuvres ne saurait plus se contenter de saisir les éléments répertoriés comme autant de clés de traduction. Leur signification ne dépend pas de parties isolées, mais des liens qu’elles tissent en produisant l’ensemble de l’image. [...] Les œuvres n’impliquent pas seulement ce type de variations qu’exposent les multiples reprises d’un même thème chez le peintre. Elles sont comme autant de pas- sages vers d’autres œuvres qu’incarnent les séries et les groupes (17).
Il en va précisément de même des œuvres de Jesper Christiansen. Leur présence, leur beauté et leur nature énigmatique ne découlent pas des différents détails mais de l’ensemble. Ce n’est pas en se focalisant sur une seule note d’une symphonie que l’on s’approchera de sa signification, mais au contraire en écoutant toute l’œuvre. Même en utilisant toutes les notes d’une symphonie de Haydn, un musicien devrait malgré tout créer sa propre mélodie. La même chose s’applique aux beaux-arts, les meilleurs artistes ayant de tous temps étudié le passé pour y puiser de l’inspiration.
Dans toute l’histoire de l’art, de nombreux artistes se sont mutuellement copiés et inspirés. Souvent les références sont bien dissimulées, mais dans les œuvres sur les saisons de Christiansen, différents genres artistiques fusionnent (notamment la littérature et la musique) en faisant apparaître les fils remontant aux sources d’inspiration. Christiansen écrit des mots directement à la surface des toiles, tandis que la série des Saisons de Poussin a en quelque sorte absorbé les mots. À l’époque de Poussin, on reconnaissait les motifs bibliques parce que tout le monde connaissait les textes saints. Le tableau faisait appel à la connaissance que le spectateur avait du texte, les mots faisant ainsi partie intégrante du tableau sans que le texte y figure directement.
L'automne
Le tableau L’automne donne un exemple d’emprunt effectué par Poussin. Ce tableau est fondé
sur le récit des éclaireurs que Moïse envoie en
Terre Promise s’informer sur les habitants et la
fertilité des sols. Les émissaires reviennent avec
une grappe de raisin si grosse qu’ils sont deux à
la porter.
[...] ils coupèrent une branche de vigne avec
une grappe de raisin, qu’ils portèrent à deux
au moyen d’une perche ; ils prirent aussi des
grenades et des figues. On donna à ce lieu
le nom de vallée d’Eschcol, à cause de la
grappe que les enfants d’Israël y coupèrent (18).
Les hommes portant la grappe de raisin occupent une place importante au premier plan du tableau. Ils ont quelque chose de disproportionné, comme s’ils avaient été extraits d’un autre contexte pour remplir ici une nouvelle fonction. Le peintre paysagiste anglais John Constable disait des œuvres de Poussin sur les saisons qu’elles auraient été encore plus exceptionnelles si l’on avait pu en éliminer les personnages. Pour Constable, le plus important était que le paysage puisse exprimer par lui-même la force et les ambiances du tableau (19). L’historien allemand de l’art Willibald Sauerländer (20) a justement démontré que Poussin avait emprunté ces personnages à une estampe de l’artiste flamand Hieronymus Wierix (1553-1619) en leur conférant une nouvelle signification et un nouveau contexte (21). Une parenté supplémentaire se révèle entre les saisons de Poussin et Christiansen puisque les deux artistes échantillonnent tous deux leurs propres motifs et des motifs empruntés pour les intégrer à un ensemble prenant de nouvelles significations.
Dans le tableau de Christiansen représentant l’automne, Anatomy of Melancholy, nous regardons par une fenêtre ouverte donnant sur un vignoble, lequel porte de lourdes grappes de raisin bien mûr. À l’intérieur, des feuilles d’automne restent en suspens sous l’effet d’un souffle d’air invisible. La première fois que je lui ai rendu visite, Jesper Christiansen (22) m’a parlé du poète Rainer Maria Rilke (1875-1926) qui, lors d’un voyage à Paris, vit au Louvre la sculpture antique intitulée la Victoire de Samothrace. Rilke fut captivé par l’idée que le drapé du vêtement restait soulevé par une brise remontant à l’Antiquité. Un vent soufflant il y a deux mille ans était devenu un souffle éternel retenu dans la draperie.
[...] la Victoire de Samothrace sur cette coque de navire, avec son mouvement merveilleux et le vent du large dans sa tunique, est pour moi un vrai miracle, comme un monde à elle seule. C’est la Grèce. C’est le rivage, la mer et la lumière, le courage et la victoire (23).
De la même manière, les peintures de Christiansen recèlent plusieurs temporalités. Les innombrables coups de pinceau donnés avec amour sur la toile prennent un certain temps. C’est un travail physique, une épreuve d’endurance qui oblige parfois à faire des pauses. Chaque touche du pinceau est un instant gagné, un temps capté témoignant du fait que l’instant n’a pas été perdu.
Christiansen a par le passé fait observer que ses œuvres contiennent à la fois le temps passé à les réaliser, le temps que nous passons avec elles dans l’exposition et le temps que nous passons, après les avoir rencontrées, à les porter dans notre conscience (24). Ces temps s’écoulent entre le début, dans la conscience du peintre, jusqu’à l’exposition puis dans notre futur. Les œuvres sur les saisons recèlent en outre une temporalité cyclique, empreinte de la force de la répétition. Printemps, été, automne, hiver – chaque saison génère des ambiances et des associations, des parties d’un ensemble de notes composant la ligne mélodique créée par les œuvres exposées. À quoi s’ajoute, comme on l’a déjà mentionné, la sensation que la fugacité de la peinture est désormais retenue dans la permanence des touches de pinceau.
Le temps se trouve retenu de la même façon lorsque des musées collectionnent et exposent les objets les plus intéressants ou les plus beaux dans un but de conservation, pour l’avenir. Les œuvres sur les saisons ont une parenté avec cette temporalité muséale car elles aussi conservent des objets pour l’éternité. Dans les plus petites des œuvres (en termes de format) présentées dans l’exposition, le rapport au temps muséal s’avère très concret car on y voit des objets que l’artiste a trouvés dans des re- coins de Malergården, la maison des Swane. Les ustensiles en céramique, la cruche aux motifs printaniers bleus et blancs, le vase estival et ses dahlias, les traditionnelles céramiques originales célébrant une naissance et la lampe d’hiver, sont mêlés à de nouveaux contextes. Les tableaux réactivent l’usage de ces objets et nous aident à éliminer la distance temporelle que l’espace muséal crée presque inévitablement entre ces objets et nous. Les tableaux deviennent ainsi des passages entre présence et absence. Absence parce que les objets sont là sans les humains qui les ont choisis ou agencés, présence parce que ces objets peuvent rester là sans être dérangés et s’adresser directement au spectateur. Les œuvres entrelacent les objets quotidiens en céramique de la famille Swane avec la poésie de Sigurd Swane, tout en créant un espace des possibles nous invitant à découvrir d’une nouvelle manière l’histoire (artistique) de la famille Swane. La faculté de poser un regard nouveau sur la pratique artistique de cette famille nous rappelle que souvent, l’esthétique que nous ressentons devant les créations d’artistes est également reliée à une vie, à des intérieurs, à une image du monde s’exprimant dans des actes et des objets.
L'hiver
Chez Poussin, comme on l’a déjà dit, l’hiver a pour
thème le Déluge. Dans la Bible, cette catastrophe
marque en même temps un nouveau commencement pour le monde. La série de tableaux de
Poussin s’appuyait sur les grands récits qui à
l’époque étaient connus du plus grand nombre.
Les narrations de Christiansen sont universelles
d’une autre manière, en suggérant la beauté et la
matérialité du quotidien. Comme si ses œuvres
illustraient l’idée que « le véritable secret du bon-
heur est de s’intéresser authentiquement à tous
les détails du quotidien ». (25)
Tous les détails de l’intérieur et de la vue représentés dans Winter Comes Home témoignent
de cette ardente attention. Des motifs du tapis à
l’embrasement du ciel et aux détails de la maison
de poupée, l’œuvre dépeint avec insistance les
détails du quotidien, non seulement pour nous
montrer le surprenant et l’extraordinaire qui nous
élèvent et nous extraient du quotidien, mais aussi
pour souligner la beauté de l’ordinaire quotidien qui souvent nous échappe. Les œuvres de
Christiansen sont donc souvent étroitement liées
au monde des choses. Les objets y créent littéralement des rébus, des énigmes, dont l’objet n’est
pas d’être résolus. La tâche qui nous incombe est plutôt d’interroger les liens, les différences,
le langage et les références, tout en savourant la
beauté des œuvres.
Dépeints avec amour, les espaces du quotidien génèrent de nouveaux rapports signifiants entre les différents tableaux, entre le spectateur et l’œuvre, entre l’univers du peintre et l’espace du musée, entre la permanence des saisons et l’instant passé dans une exposition, entre les artistes admirés et le propre art du peintre. Ils interrogent nos représentations habituelles de la relation entre l’art et la vie. La complexité des constructions picturales signifiantes de Christiansen modifie en effet la perception habituelle de la pratique des références. Tandis que les textes contiennent parfois des notes de bas de page qui, à la manière des piquets et sandows d’une tente, en ancrent le contenu au sein d’une grille de références, les peintures n’ont habituellement pas ce pouvoir. Chez Christiansen, il en va autrement, car lorsque des livres l’ayant inspiré, des tableaux constituant pour lui des modèles et d’autres ob- jets du monde matériel s’installent dans l’espace d’exposition, ces objets issus du monde matériel réel deviennent des notes de bas de page pour les tableaux exposés.
La représentation claire et harmonieuse d’une réalité quotidienne reconnaissable peut sembler très éloignée de l’abstraction et de la géométrie. L’écart peut paraître vaste entre la peinture actuelle extrêmement détaillée et figurative de Christiansen et ses tableaux de chaises presque conceptuels des années 1990 : comment l’art minimaliste et constructif entre-t-il en jeu dans ses œuvres sur les saisons ? En observant Winter Comes Home, on voit cependant nettement que le tableau conserve une sorte de canevas géométrique, par exemple dans la composition rectiligne et rigoureuse des cadres de fenêtre. Comme dans le meilleur de l’art minimaliste, les peintures de Christiansen sur les saisons sont conçues avec des équilibres, de la clarté et des harmonies. Une grille très précise en sous-tend les motifs. « À cet endroit-là », explique Jesper Christiansen en indiquant une série de touches de couleur minutieusement composées qui, à distance, peuvent ressembler aux sillons d’un champ, « c’est Agnes Martin ! ». « Martin montre ce qu’est une ligne droite en lui donnant un tracé si vibrant et vivant que la ligne n’est justement pas droite ».
Ces vibrations insufflent la vie dans les tableaux. Dans le voyage menant à son aboutissement, l’œuvre devient de plus en plus elle-même, acquérant caractère, singularité et résistance. L’anatomie de la peinture recèle un exercice de patience qui interdit la hâte. Dans le réel il en va de même des saisons qui, justement, durent chacune le temps d’une saison entière. L’art peut ce- pendant ouvrir de nouvelles dimensions, planter des germes de beauté dans un moment sombre... et nous surprendre en conférant aux saisons de nouvelles correspondances et de nouvelles significations.
Les étapes de la genèse
À l’heure où nous rédigeons ces lignes, le processus de création reste en cours et les œuvres
changent de jour en jour. Le chemin menant à
leur achèvement est long, il nécessite patience et travail. Les Quatre Saisons sont donc toujours
dans les mains du peintre dans son atelier. Il ne
serait même guère étonnant que le peintre fasse
son apparition dans l’exposition, une fois les
œuvres installées, pour continuer leur réalisation.
Le travail de l’artiste est si physiquement exigeant
et lent qu’il se poursuit jusque dans le temps de
l’exposition. Ce que j’ai vu n’est donc pas le résul-
tat final, mais des étapes sur le chemin
de l’aboutissement.
Pendant ces semaines où les œuvres changent de jour en jour, c’est comme si elles s’approchaient de plus en plus d’une représentation précise de l’espace, du temps et du son. Le fait que la surface comporte tour à tour des zones achevées, non travaillées ou en cours d’élaboration est vraiment particulier. Les œuvres commencent comme des toiles de textile tendu sur un cadre et recouvertes de gesso noir. Munies de cet unique fond réalisé au gesso, elles s’apparentent au calme infini d’une nuit noire. Le tableau se transforme ensuite à mesure qu’y apparaissent les éléments picturaux, les textes et les couleurs. Les ajouts de motifs tels que de l’herbe ou des ra- meaux en fleurs ne se bornent donc pas à rendre le tableau plus achevé, mais l’amènent à de nouvelles dimensions sonores, temporelles et spatiales.
Quels que soient le moment et le lieu où j’ai pu voir ces œuvres, que ce soit dans l’atelier de Christiansen ou sous la forme de clichés rapides sur son mur Facebook très élaboré, et quel que soit le stade du processus de création (au moment des premiers traits à la craie esquissant la composition ou après de longues et patientes heures de travail au pinceau), ces œuvres étaient belles. Le jugement esthétique est bien entendu subjectif, mais comme le souligne le philosophe Kant, tout subjectif qu’il soit, le sentiment esthétique peut être partagé par tous les humains. L’art aujourd’hui s’efforce rarement d’ajouter de la beauté au monde, mais Christiansen n’est pas avare de création de beauté surprenante. Il pourrait pourtant sembler paradoxal qu’un artiste dont la carrière de peintre a démarré en même temps que la peinture sauvage, ironique, précipitée – et souvent consciemment laide – des années 1980 se consacre à des compositions dont les différents éléments sont représentés avec une précision scrupuleuse. « C’est là qu’il y avait une place libre », fait remarquer l’artiste, donnant l’impression que ce choix délibéré est aussi une façon d’oser.
L’exposition comporte elle aussi une place libre, qui nous appartient si nous l’osons. C’est celle que l’art nous offre, un lieu où, l’espace d’un instant, l’art nous extrait de nos habitudes et de nos routines, de sorte que les saisons pourtant usées par tout un genre humain nous apparaissent fraîches comme la rosée, nouvelles et surprenantes sur les toiles du peintre. L’art nous invite à prendre part à ce renouveau et à cet espoir. Chez Jesper Christiansen, les objets nous invitent à entrer dans les œuvres d’art. Créées avec grande minutie et patience, ses œuvres ont par leur échelle quelque chose en commun avec les pratiques de la cartographie qui ont précédemment beaucoup occupé Christiansen. Tous les objets de la surface picturale, cette membrane de médiation entre nous et l’espace pictural, sont reproduits à l’échelle 1:1. De la bicyclette du printemps à la maison de poupée de l’hiver, les objets du premier plan sont à l’échelle presque réelle, ce qui nous donne un accès visuel très direct à l’œuvre. Nous pouvons entrer de plain- pied dans l’espace du tableau. Il y a toujours eu des êtres humains dans les œuvres de Jesper Christiansen : nous.
Nota bene
(1) Voir The Art Newspaper, 18 mars 2020, URL : https://www.
theartnewspaper.com/comment/a-message-from-david-hockney-
do-remember-they-can-t-cancel-the-spring (consulté en mars 2020).
(2) L’œuvre de Jesper Christiansen mériterait bien plus d’attention de la part des chercheurs que cela n’a été le cas jusqu’ici. On trouvera l’introduction la plus riche à l’artiste dans le catalogue de l’exposition rétrospective GO BACK de 2013. L’art de Jesper Christiansen y est présenté par le critique d’art Henrik Wivel, qui souligne la pratique cartographique comme un thème transversal dans les toiles de l’artiste. Dans le même catalogue, la critique d’art Lisbet Bonde étudie le statut du dessin dans l’œuvre de Christiansen, tandis que l’artiste retrace lui-même sa vie de façon chronologique. On trouvera par ailleurs, pages 216 à 219, une utile bibliographie des critiques et publications parues jusqu’en 2013. Voir à cet égard Lene Burkard et Jesper Christiansen (sous la direction de), GO BACK, catalogue d’exposition, Narayana Press, 2013. Parmi les publications plus récentes concernant l’artiste, voir Merete Pryds Helle, Anne Kielgast et Jesper Christiansen, JESPER CHRISTIANSEN - FORBILLEDE, catalogue d’exposition, Gl. Strand, 2018, ainsi que le catalogue de l’exposition OMBRE FLORE, JESPER CHRISTIANSEN, Maison du Danemark, Paris 2019. Ces deux dernières publications présentent des œuvres plus récentes de l’artiste, principalement à travers ses propres textes, ses introductions à des textes littéraires et d’abondantes illustrations. Il manque par conséquent à ce jour des recherches étendues replaçant l’artiste dans l’histoire de l’art danois et international d’une manière générale, et analysant l’importance de son univers de références en particulier. Un exemple du statut particulier de l’artiste dans l’histoire de l’art danois est donné dans la très belle thèse de doctorat de Kamma Overgaard Hansen consacrée à la génération d’artistes danois des années 1980, De Unge Vilde (Les Jeunes Fauves). Christiansen y est mentionné dans une synthèse de la représentation de cette génération dans les musées d’art danois, mais il n’apparaît pas du tout dans le texte même de cette thèse [voir Kamma Overgaard Hansen, « Vi har ikke noget at sige, men vi gør det så koncentreret som muligt » (en français : Nous n’avons rien à dire mais nous le faisons de façon aussi concentrée que possible), thèse de doctorat, Université d’Aarhus 2017, p. 338]. Une telle omission démontre clairement que l’œuvre de cet artiste ne correspond pas à des modèles types, mais doit au contraire être délicatement travaillée à la lumière de recherches en histoire de l’art plus étendues. Le présent texte ne remédie pas à ce manque mais il met en relief, en s’appuyant sur les toiles les plus récentes de l’artiste, certains des liens évidents (encore jamais abordés dans ce contexte) sous l’angle desquels on peut regarder, analyser et interpréter les œuvres de Christiansen.
(3) Voir Umberto Eco, Semiotica e filosofia del Linguaggio, Biblioteca Studio, Einaudi, Torino 1997 (1984), p. 195, [traduction française : Sémiotique et philosophie du langage, collection Quadrige, PUF], où l’auteur explique que la manière dont une métaphore, par exemple, est comprise, dépend entièrement de l’encyclopédie culturelle du sujet interprétant. Pour une introduction au concept très riche d’« encyclopédie » d’Eco, voir éventuellement Birgit Eriksson, « Verdens modstande og påvirkelighed – Ecos encyklopædier », p.43- 54 dans Passage - Tidsskrift for Litteratur og Kritik, årgang 18, nr. 47, 2003.
(4) L’expression « myriades de particularités » vient de Jacob Wamberg, professeur d’histoire de l’art qui dans sa thèse sur la représentation du paysage dans l’art utilise cette expression pour décrire l’une des caractéristiques modernes de l’art gothique. Voir Jacob Wamberg, Landskabet som Verdensbillede, Aarhus Universitetsforlag: Aarhus 2006, p. 344.
(5) Svetlana Alpers, The art of describing, The University of Chicago Press, 1983. [Traduction française : L’Art de dépeindre. La peinture hollandaise au XVIIe siècle, Jacques Chavy (trad. fra.), Collection Bibliothèque des Histoires, Série illustrée, Gallimard. Épuisé].
(6) Svetlana Alpers, The art of describing, The University of Chicago Press, 1983, p. xxi. « The stilled or arrested quality of these works is a symptom of a certain tension between the narrative assumptions of the art and an attentiveness to descriptive presence. There seems to be an inverse proportion between attentive description and action: attention to the surface of the world described is achieved at the expense of the representation of narrative action. » Notre traduction.
(7) Erwin Panofsky au sujet de Jan van Eyck, cité par Svetlana Alpers,
op.cit., p. xxi. « Jan van Eyck’s eye operates as a microscope and as
a telescope at the same time... so that the beholder is compelled to
oscillate between a position reasonably far from the picture and many
positions very close to it.... However, such perfection had to be bought
at a price. Neither a microscope nor a telescope is a good instrument
with which to observe human emotion.... The emphasis is on quiet
existence rather than action... Measured by ordinary standards the
world of the mature Jan van Eyck is Static. » Notre traduction.
(8) Jesper Christiansen, OMBRE FLORE, catalogue de l’exposition, Maison du Danemark, 2019, p. 32.
(9) Ce ne sont pas seulement les œuvres qui font partie de cet univers de références, mais aussi leurs titres. Ces derniers renvoient à des œuvres aussi diverses que l’épopée moderniste en vers The Waste Land (La Terre Vaine, 1922) du poète britannique d’origine américaine T. S. Eliot, dont les vers libres, le torrent d’images fragmentées et l’impact visuel ouvrent un champ poétique dans la description désillusionnée du printemps, ou The Anatomy of Melancholy (L’anatomie de la mélancolie) de Robert Burton (1577-1640), labyrinthe d’érudition disséquant l’essence de la mélancolie, et jusqu’à l’album du groupe post-punk Père Ubu intitulé Winter Comes Home, de 1983. L’univers musical de ce groupe est marqué par la pratique expérimentale de son chanteur David Thomas (né en 1953), et le nom du groupe renvoie au chef-d’œuvre grotesque du théâtre de l’absurde écrit par le symboliste français Alfred Jarry (1873-1907). Ces références complexes ont une parenté avec la pratique même de Christiansen du fait qu’elles contiennent elles-mêmes de nombreuses citations, références et emprunts sans pour autant en préciser les raisons et les liens logiques.
(10) « Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : “Je m’endors.” Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint ». Marcel Proust, Du côté de chez Swann, premier tome du roman À la recherche du temps perdu.
(11) Marcel Proust, Swanns verden, Gyldendal, 2002 p. 56 [Original français : Du côté de chez Swann].
(12) Jesper Christiansen, Her Netop Her, Galerie Møller Witt, 2010, p. 30.
(13) L’une des meilleures introductions à Nicolas Poussin, et la plus complète, reste celle publiée initialement en 1967 par l’historien de l’art Anthony Blunt, qui examine les idées du peintre, cf. Anthony Blunt, Nicolas Poussin, Pallas Athene, Londres, 1995. Les œuvres du cycle des Saisons sont abordées dans le dernier chapitre de l’ouvrage, p.332-356.
(14) L’historien allemand de l’art Willibald Sauerländer fut le premier
à publier un article sur la portée allégorique de la série des Saisons
de Poussin, article dans lequel il mettait en lumière les liens religieux
et mythologiques de ces œuvres. Voir Willibald Sauerländer, « Die
Jahreszeiten. Ein Beitrag zur allegorischen Landschaft beim späten
Poussin », dans Münchner Jahrbuch der Bildende Kunst, vol. 7, 1956,
pp. 169-184. Plus récemment, Nicolas Milovanovic proposait une belle
introduction plus concise à ces œuvres dans Nicolas Poussin. Les
Quatre saisons, éditions du Louvre et Somogy éditions d’art, Paris,
2014. Cette publication illustre et étudie lesdites œuvres et récapitule
brièvement les sources les plus importantes sur le plan de l’histoire
de l’art.
(15) La description de Poussin figure dans une lettre au superintendant et connaisseur des arts François Sublet de Noyers (1589-1645). Cette lettre est citée dans Carl Goldstein, “The Meaning of Poussin’s Letter to De Noyers”, The Burlington Magazine, Vol. 108, n° 758 (mai 1966), p. 232-237 et 239. Goldstein associe le regard-prospect à la construction de la perspective de la surface picturale, tandis que nous choisissons ici de nous attacher aux différences plus générales entre aspect et prospect.
(16) Voir Oskar Bätschmann, Nicolas Poussin. Dialectis of Painting, Reaktion Books, Londres, 1990, p. 16 et suiv. [Original allemand, 1982. Traduction française : Poussin, Dialectiques de la peinture, Claire Brunet (trad. fra.), Flammarion, Champs art, 2010].
(17) Bätschmann, op.cit., p. 26-27. « In interpreting the works one can no longer think of the elements and their significance as keys to the decoding of the paintings. The meaning of a part is not determined by itself but by the whole as it is transformed by and related to the element. [...] Works of art not only imply their own variations – as demonstrated by Poussin’s multiple reworkings – but are also passages to other works. The multiple series and groups testify to this. ». Traduction française p. 61.
(18) La Bible, Ancien Testament, Le Pentateuque ou Livre de Moïse, Nombres, chapitre 13. Texte accessible en ligne, par exemple : http:// www.bible-en-ligne.net/bible,04O-13,nombres.php (accédé en mars 2020).
(19) La discussion sur Poussin, que le peintre paysagiste Constable admirait manifestement beaucoup, figure dans une conférence donnée en 1833, cf. C.R. Leslie, Memoirs of the life of John Constable, composed chiefly of his letters, Londres 1845, p. 327. Le texte existe en version numérique, URL : https://archive.org/details/memoirsoflifeofj00lesluoft/page/327/mode/2up (accédé en mars 2020)
(20) Willibald Sauerländer, « Die Jahreszeiten. Ein Beitrag zur allegorischen Landschaft beim späten Poussin » dans Münchner Jahrbuch der Bildende Kunst, vol. 7, 1956, p. 169-184.
(21) Un exemplaire de la taille-douce de Wierix est présenté dans la collection du British Museum de Londres et accessible en ligne, URL : https://www.britishmuseum.org/collection/object/P_1859-0709-3090 (consulté en mars 2020).
(22) Lors des entretiens avec Jesper Christiansen, les références littéraires, musicales, théâtrales et cinématographiques se mêlent en formant naturellement de superbes océans chargés de sens. Aux fins de la rédaction du présent texte, Jesper Christiansen m’a accueillie plusieurs fois très chaleureusement dans son atelier. Nos entretiens d’alors ont revêtu une importance déterminante pour ma compréhension de son œuvre d’une manière générale et de ses toiles sur les saisons en particulier.
(23) La description de la Victoire de Samothrace par Rilke figure dans une lettre à sa femme, la sculptrice Clara Rilke, datée du 16 septembre 1902. Voir Jane Bannard Greene et M.D. Herter Norton, Letters of Rainer Maria Rilke, 1892-1910, W.W. Norton & Company, 1969, p. 90-91. [Traduction française : Lettres de Paris 1902-1910, Pierre Deshusses (trad. fra.), Éditions Payot & Rivages, 2006, p. 57.]
(24) Jesper Christiansen, HAUS STUNDEN, catalogue d’exposition, Galerie Mikael Andersen Berlin, 2009, p. 8.
(25) « [...] the true secret of happiness lies in the taking a genuine interest in all the details of daily life. » William Morris, « The Aims of Art », pp. 117-141, dans William Morris, Signs of Change, Longmans, Greens and co, Londres, New York et Bombay, 1896, p. 137, en ligne, URL: https://archive.org/details/signschangeseve02morrgoog/page/ n154/mode/2up (consulté en mars 2020), notre traduction.